— C’était un long traitement, poursuivit-elle de son ton calme. Une méthode de suggestion, sous l’influence d’un produit radioactif. La plupart de ceux qui ont participé à cette expérience sont morts ou arrêtés. Vous pouvez vérifier : tout cela a été écrit dans les journaux français, aux dates d’hier et d’avant-hier.
Kudseyi tournait autour des faits avec méfiance.
— La police a récupéré l’héroïne ?
— Ils ne savaient même pas qu’un convoi de drogue était en jeu.
— Quoi ?
— Ils ignoraient qui j’étais. Ils m’ont choisie parce qu’ils m’ont trouvée en état de choc, dans le hammam de Gurdilek, après l’attaque d’Azer. Ils ont achevé d’effacer ma mémoire sans connaître mon secret.
— Pour quelqu’un qui n’a plus de souvenirs, tu sais beaucoup de choses.
— J’ai mené une enquête.
— Comment connais-tu le nom d’Azer ?
Sema eut un sourire, aussi bref qu’un déclic photographique.
— Tout le monde le connaît. Il n’y a qu’à lire les journaux à Paris.
Kudseyi se tut. Il aurait pu poser d’autres questions mais sa conviction était faite. Il n’avait pas vécu jusqu’à ce jour pour ignorer cette loi indéfectible : plus les faits paraissent absurdes, plus ils ont de chances d’être vrais. Mais il ne comprenait toujours pas son attitude :
— Pourquoi es-tu revenue ?
— Je voulais vous annoncer la mort de Sema. Elle est morte avec mes souvenirs.
Kudseyi éclata de rire :
— Tu espères que je vais te laisser partir ?
— Je n’espère rien. Je suis une autre. Je ne veux plus fuir au nom d’une femme que je ne suis plus.
Il se leva et effectua quelques pas. Il brandit sa canne dans sa direction :
— Il faut que tu aies vraiment perdu la mémoire pour venir à moi les mains vides.
— Il n’y a plus de coupable. Il n’y a plus de châtiment.
Une chaleur étrange envahit ses artères. Incroyable : il était tenté de l’épargner. C’était un épilogue possible, peut-être le plus original, le plus raffiné. Laisser s’envoler la créature nouvelle... Oublier tout cela... Mais il reprit, en la fixant droit dans les yeux :
— Tu n’as plus de visage. Tu n’as plus de passé. Tu n’as plus de nom. Tu es devenue une sorte d’abstraction, c’est vrai. Mais tu as conservé ta capacité à souffrir. Nous laverons notre honneur dans le lit de ta douleur. Nous...
Ismaïl Kudseyi eut la respiration coupée.
La femme tendait devant lui ses mains, paumes offertes.
Chacune d’elles portait un dessin tracé au henné. Un loup, hurlant sous quatre lunes. C’était le signe de ralliement. Le symbole utilisé par les membres de la nouvelle filière. Lui-même avait ajouté aux trois lunes du drapeau ottoman une quatrième pour symboliser le Croissant d’Or.
Kudseyi lâcha sa canne et hurla, désignant Sema de son index :
— Elle sait. ELLE SAIT !
Elle profita de cet instant de stupeur. Elle bondit derrière l’un des gardes et le ceintura brutalement. Sa main droite se referma sur les doigts de l’homme et la détente du MP-7, déclenchant une rafale en direction de l’estrade.
Ismaïl Kudseyi se sentit arraché du sol, poussé au pied du canapé par le deuxième garde. Il roula à terre et vit son protecteur tournoyer dans une rosace de sang, alors que son arme arrosait tout l’espace. Sous les impacts, les coffres éclatèrent en mille esquilles. Des étincelles se croisèrent comme des arcs électriques, le plafond se répandit en nuages de plâtre. Le premier homme, celui que Sema utilisait comme bouclier, s’effondra au moment où elle lui arrachait son arme de poing.
Kudseyi ne voyait plus Azer.
Elle se précipita vers les coffres et les renversa pour se mettre à l’abri. A cette seconde, deux autres hommes pénétrèrent dans la salle. Ils n’avaient pas effectué un pas à l’intérieur qu’ils étaient déjà touchés – le son mat, isolé du pistolet de Sema ponctuait le mitraillage des armes automatiques livrées à elles-mêmes.
Ismaïl Kudseyi tenta de se glisser derrière le canapé mais il ne put avancer – les ordres de son cerveau n’étaient pas relayés par son corps. Il était figé sur le parquet, inerte. Un signal résonna dans toute sa carcasse : il était touché.
Trois autres gardes apparurent sur le seuil, tirant à tour de rôle, puis disparaissant aussitôt derrière le chambranle. Kudseyi clignait les yeux face aux flammes des fusils mais il n’entendait plus les détonations. Ses oreilles, son cerveau semblaient remplis d’eau.
Il se groupa sur lui-même, doigts crispés sur un coussin. Un pli douloureux le transperçait, au plus profond de son estomac, et l’acculait à cette position de fœtus. Il baissa les yeux : ses intestins étaient à nu, déroulés entre ses jambes.
Tout devint noir. Quand il revint à lui, Sema rechargeait son pistolet au bas des marches, à couvert d’un coffre. Il se tourna vers le bord de l’estrade et tendit le bras. Une part de lui-même ne pouvait admettre son geste : il appelait à l’aide.
Il appelait Sema Hunsen à l’aide !
Elle se retourna. Les larmes aux yeux, Kudseyi agita la main. Elle hésita une seconde, puis gravit les marches, courbée sous les tirs qui continuaient. Le vieillard gémit de reconnaissance. Sa main décharnée se dressa, rouge, frémissante, mais la femme ne la saisit pas.
Elle se releva et braqua son pistolet de tout son corps, comme on bande un arc.
Dans une blancheur éblouie, Ismaïl Kudseyi comprit pourquoi Sema Hunsen était revenue à Istanbul.
Pour le tuer, tout simplement.
Pour couper la haine à sa source.
Et peut-être aussi, pour venger un arbre de vie.
Dont il avait fait ligaturer les racines.
Il s’évanouit encore. Quand il rouvrit les yeux, Azer plongeait sur Sema. Ils roulèrent au bas des marches, parmi les débris de cuir et les flaques de sang. La lutte s’engagea, alors que des sillons d’éclairs déchiraient toujours la fumée. Des bras, des poings, des coups – mais pas un cri. Juste l’obstination étouffée de la haine. La rage des corps à survivre.
Azer et Sema.
Sa portée maléfique.
Sur le ventre, Sema tenta de brandir son arme mais Azer l’écrasa de son poids. En la maintenant par la nuque, il dégagea un couteau. Elle s’échappa de son emprise, retomba sur le dos. Il chargea, l’attrapa au ventre avec sa lame. Sema cracha un mot étouffé – des syllabes de sang.
Gisant sur l’estrade, un bras déployé sur l’escalier, Kudseyi voyait tout. Ses yeux, deux valves lentes, battaient à contrecoup de ses artères. Il pria pour mourir avant l’issue du combat mais il ne pouvait s’empêcher de les observer.
La lame s’abattit, se leva, s’abattit encore, s’obstinant au fond des chairs.
Sema se cambra. Azer attrapa ses épaules et les plaqua à terre. Il balança son arme et plongea son bras dans la plaie vive.
Ismaïl Kudseyi s’enfonçait loin dans les sables mouvants de la mort.
A quelques secondes de sa fin, il vit les mains écarlates se tendre vers lui, chargées de leur butin...
Le cœur de Sema entre les doigts d’Azer.
Épilogue
A la fin du mois d’avril, en Anatolie orientale, les neiges d’altitude commencent à fondre et ouvrent un chemin jusqu’au sommet le plus élevé des monts Taurus, le Nemrut Dağ. Les périples touristiques n’ont pas encore commencé et le site reste préservé, dans la plus parfaite solitude.