Paul frémit en envisageant les conséquences de sa démarche. Personne n’était au courant ; ni le juge ni ses supérieurs hiérarchiques. Et on ne lâchait pas comme ça un salopard connu pour ses méthodes brutales et hors limites : il allait devoir le tenir sacrément en laisse.
D’un coup de pied, il balança un caillou dans une mare d’eau, troublant son propre reflet. Il cherchait encore à se convaincre que son idée était la bonne. Comment en était-il arrivé là ? Pourquoi s’acharnait-il à ce point sur cette enquête ? Pourquoi, depuis le premier meurtre, agissait-il comme si son existence entière dépendait de son issue ?
Il réfléchit un instant, contemplant son image brouillée, puis dut admettre que sa rage possédait une source unique et lointaine.
Tout avait commencé avec Reyna.
25 mars 1994.
Paul avait trouvé ses marques à l’Office des drogues. Il obtenait de solides résultats sur le terrain, menait une vie régulière, révisait ses cours pour le concours des commissaires – et voyait même reculer les lacérations de Skaï, très loin, au fond de sa conscience. Sa carapace de flic jouait le rôle d’une armure étanche contre ses vieilles angoisses.
Ce soir-là, il raccompagnait à la préfecture de Paris un trafiquant kabyle qu’il avait interrogé durant plus de six heures à son bureau de Nanterre. La routine. Mais, quai des Orfèvres, il découvrit une véritable émeute ; des fourgons arrivaient par dizaines et déchargeaient des grappes d’adolescents beuglants et gesticulants ; des CRS couraient en tous sens le long du quai, alors que mugissaient sans trêve les sirènes des ambulances s’engouffrant dans la cour de l’Hôtel-Dieu.
Paul se renseigna. Une manifestation contre le contrat d’insertion professionnelle – le « SMIC Jeunes » – avait dégénéré. Place de la Nation, on parlait de plus de cent blessés dans les rangs policiers, de plusieurs dizaines chez les manifestants, de dégâts matériels atteignant des millions de francs.
Paul empoigna son suspect et se grouilla de descendre dans les sous-sols. S’il ne trouvait pas de place dans les cages, il serait bon pour filer à la prison de la Santé, ou encore ailleurs, avec son prisonnier menotte au poignet.
Le dépôt l’accueillit avec son vacarme habituel, mais poussé à la puissance mille. Insultes, hurlements, crachats : les manifestants s’accrochaient aux parois grillagées, vociféraient des injures, auxquelles les flics répondaient à coups de matraque. Il parvint à caser son mec et s’en retourna dare-dare, fuyant le raffut et les glaviots.
Il allait disparaître quand il la repéra.
Elle se tenait assise par terre, bras enroulés autour des genoux, et semblait pleine de dédain à l’égard du chaos qui l’entourait. Il s’approcha. Elle avait des cheveux hérissés noirs, un corps androgyne, une allure très sombre à la « Joy Division », tout droit sortie des années 80. Elle arborait même un keffieh à carreaux bleus, comme seul Yasser Arafat osait encore en porter.
Sous la coupe punk, le visage était d’une régularité stupéfiante ; une rectitude de figurine égyptienne, taillée dans du marbre blanc. Paul songea à des sculptures qu’il avait vues dans un magazine. Des formes au poli naturel, à la fois lourdes et douces, prêtes à se nicher au creux d’une paume ou à se dresser sur un doigt, en parfait équilibre. Des galets magiques, signés par un artiste nommé Brancusi.
Il négocia avec les geôliers, vérifia que le nom de la fille n’était pas inscrit sur la main courante, puis l’emmena dans le bâtiment des Stups, au troisième étage. Tout en grimpant les escaliers, il fit mentalement le compte de ses atouts et de ses handicaps.
Côté atouts, il était plutôt beau mec ; c’était du moins ce que lui laissaient entendre les prostituées qui le sifflaient et l’appelaient par des petits noms quand il arpentait les quartiers chauds, en quête de dealers. Des cheveux d’Indien, lisses et noirs. Des traits réguliers, des yeux brun café. Une silhouette sèche et nerveuse, pas très haute, mais rehaussée par des Paraboots à grosses semelles. Presque un minet, s’il n’avait pas pris soin de toujours arborer un regard dur, travaillé devant sa glace, et une barbe de trois jours, qui brouillait son joli minois.
Côté handicap, il n’en voyait qu’un, mais de taille : il était flic.
Quand il vérifia le casier judiciaire de la fille, il comprit que l’obstacle risquait même d’être insurmontable. Reyna Brendosa, vingt-quatre ans, résidant 32, rue Gabriel-Péri, à Sarcelles, était membre actif de la Ligue Communiste Révolutionnaire, tendance dure ; affiliée aux « Tutte bianche » (les « Combinaisons blanches »), groupe antimondialiste italien, adepte de la désobéissance civile ; plusieurs fois arrêtée pour vandalisme, troubles à l’ordre public, voies de fait. Une vraie bombe.
Paul lâcha son ordinateur et contempla une nouvelle fois la créature qui le fixait, de l’autre côté du bureau. Ses seuls iris noirs, soulignés de khôl, le sonnaient plus durement que les deux dealers zaïrois qui l’avaient tabassé à Château-Rouge, un soir d’inattention.
Il joua avec sa carte d’identité, comme font tous les flics, et interrogea :
— Ça t’amuse de tout casser ?
Pas de réponse.
— Y a pas d’autre moyen d’exprimer ses idées ?
Pas de réponse.
— Ça t’excite, la violence ?
Pas de réponse. Puis, soudain, la voix, grave et lente :
— La seule vraie violence, c’est la propriété privée. La spoliation des masses. L’aliénation des consciences. La pire de toutes, écrite et autorisée par les lois.
— Ces idées se sont toutes plantées : t’es pas au courant ?
— Rien ni personne n’empêchera l’effondrement du capitalisme.
— En attendant, tu vas t’en prendre pour trois mois ferme.
Reyna Brendosa sourit :
— Tu joues au petit soldat mais tu n’es qu’un pion. Je te souffle dessus, tu disparais.
Paul sourit à son tour. Jamais il n’avait éprouvé pour une femme un tel mélange d’irritation et de fascination, un désir aussi violent, mais aussi mêlé de crainte.
Après leur première nuit, il avait demandé à la revoir ; elle l’avait traité de « sale flic ». Un mois plus tard, alors qu’elle dormait chez lui tous les soirs, il lui avait proposé de s’installer dans son appartement ; elle l’avait envoyé « se faire foutre ». Plus tard encore, il avait parlé de l’épouser ; elle avait éclaté de rire.
Ils s’étaient mariés au Portugal, près de Porto, dans son village natal. D’abord à la mairie communiste, puis dans une petite église. Un syncrétisme de foi, de socialisme, de soleil. Un des meilleurs souvenirs de Paul.
Les mois suivants avaient été les plus beaux de sa vie. Il ne cessait de s’émerveiller. Reyna lui semblait désincarnée, immatérielle, puis, l’instant d’après, un geste, une expression lui donnaient une présence, une sensualité incroyables – presque animales. Elle pouvait passer des heures à exprimer ses idées politiques, à décrire des utopies, à citer des philosophes dont il n’avait jamais entendu parler. Puis, en un seul baiser, lui rappeler qu’elle était un être rouge, organique, palpitant.