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Son haleine sentait le sang – elle ne cessait de se mordiller les lèvres. Elle semblait en toutes circonstances capter la respiration du monde, coïncider avec les rouages profonds de la nature. Elle possédait une sorte de perception interne de l’univers ; quelque chose de phréatique, de souterrain, qui la liait aux vibrations de la Terre et aux instincts du vivant.

Il aimait sa lenteur, qui lui donnait une gravité de glas. Il aimait sa souffrance aiguë face à l’injustice, la misère, la dérive de l’humanité. Il aimait cette voie de martyr qu’elle avait choisie et qui élevait leur quotidien à la hauteur d’une tragédie. La vie avec sa femme ressemblait à une ascèse – une préparation à un oracle. Un chemin religieux, de transcendance et d’exigence.

Reyna, ou la vie à jeun... Ce sentiment présageait ce qui allait suivre. A la fin de l’été 1994, elle lui annonça qu’elle était enceinte. Il prit la nouvelle comme une trahison : on lui volait son rêve. Son idéal sombrait dans la banalité de la physiologie et de la famille. En vérité, il sentait qu’il allait être privé d’elle. Physiquement d’abord, mais aussi moralement. La vocation de Reyna allait sans doute se modifier ; son utopie allait s’incarner dans sa métamorphose intérieure...

Ce fut exactement ce qui arriva. Du jour au lendemain, elle se détourna de lui, refusa qu’il la touche. Elle ne réagissait plus que distraitement à sa présence. Elle devenait une sorte de temple interdit, fermé sur une seule idole – son enfant. Paul aurait pu s’adapter à cette évolution mais il sentait autre chose, un mensonge plus profond, qu’il n’avait pas perçu jusque-là.

Après l’accouchement, au mois d’avril 95, leurs relations se figèrent définitivement. L’un et l’autre se tenaient autour de leur fille comme deux êtres distants. Malgré la présence du nouveau-né, il y avait dans l’air un parfum funèbre, une vibration morbide. Paul devinait qu’il était devenu un objet de répulsion total pour Reyna.

Une nuit, n’y tenant plus, il demanda :

— Tu n’as plus envie de moi ?

— Non.

— Tu n’auras plus envie de moi ?

— Non.

Il hésita, puis posa la question fatale :

— As-tu jamais eu envie de moi ?

— Jamais, non.

Pour un flic, il n’avait pas eu beaucoup de flair sur ce coup-là... Leur rencontre, leur union, leur mariage, tout cela n’avait été qu’une histoire bidon, une imposture.

Une machination dont le seul but avait été l’enfant.

Le divorce ne prit que quelques mois. Face au juge, Paul planait littéralement. Il entendait une voix rauque s’élever dans le bureau, et c’était la sienne ; il sentait du papier de verre lui attaquer le visage, et c’était sa propre barbe ; il flottait dans la pièce comme un fantôme, un spectre halluciné. Il avait dit oui à tout, pension et attribution de la garde, ne s’était battu sur rien. Il s’en foutait royalement, préférant méditer sur la perfidie du complot. Il avait été la victime d’une collectivisation d’un genre un peu spécial... Reyna la marxiste s’était approprié son sperme. Elle avait pratiqué une fécondation in vivo, à la mode communiste.

Le plus drôle, c’était qu’il ne parvenait pas à la haïr. Au contraire, il admirait encore cette intellectuelle, étrangère au désir. Il en était certain : elle n’aurait plus jamais de rapports sexuels. Ni avec un homme, ni avec une femme. Et l’idée de cette créature idéaliste qui voulait simplement donner la vie, sans passer par le plaisir ni le partage, le laissait hébété, à bout de sens et d’idées.

A partir de ce moment, il avait commencé à dériver, à la manière d’un fleuve d’eaux usées qui cherche sa mer de fange. Dans le boulot, il filait un mauvais coton. Il ne mettait plus les pieds à son bureau de Nanterre. Il passait sa vie dans les quartiers les plus pourris, côtoyant la pire racaille, fumant des joints en rafale, vivant avec les trafiquants et les défoncés, se complaisant avec les pires déchets de l’humanité...

Puis, au printemps 1998, il avait accepté de la voir.

Elle s’appelait Céline et était âgée de trois ans. Les premiers week-ends avaient été mortels. Parcs, manèges, barbe à papa : l’ennui sans retour. Puis, peu à peu, il avait découvert une présence qu’il n’attendait pas. Une transparence circulant à travers les gestes de l’enfant, son visage, ses expressions ; un flux souple, capricieux et bondissant, dont il repérait les tours et détours.

Une main tournée vers l’extérieur, doigts serrés, pour souligner une évidence ; une manière de se pencher en avant et d’achever ce mouvement par une grimace taquine ; la voix éraillée, un grain de charme singulier, qui le faisait frissonner comme le contact d’un tissu ou d’une écorce. Sous l’enfant palpitait déjà une femme. Non pas sa mère – surtout pas sa mère – mais une créature espiègle, vivante, unique.

Il y avait du nouveau sur la Terre : Céline existait.

Paul opéra un virage radical, et exerça enfin, avec passion, son droit de garde. Les rencontres régulières avec sa fille le reconstituèrent. Il repartit à la conquête de sa propre estime. Il se rêva en héros, en superflic incorruptible, lavé de toute souillure.

Un homme dont le reflet ferait scintiller sa glace chaque matin.

Pour sa rémission, il choisit le seul territoire qu’il connaissait : le crime. Il oublia le concours des commissaires et sollicita un poste à la Brigade criminelle de Paris. Malgré sa période flottante, il décrocha un poste de capitaine en 1999. Il devint un enquêteur acharné, incandescent. Et se prit à espérer une affaire qui le porterait au sommet. Le genre d’enquête que tous les flics motivés désirent : une chasse au fauve, un duel solitaire, mano a mano, avec un ennemi digne de ce nom.

C’est alors qu’il entendit parler du premier corps.

Une femme rousse torturée, défigurée, découverte sous une porte cochère, près du boulevard de Strasbourg, le 15 novembre 2001. Pas de suspect, aucun mobile, et pour ainsi dire pas de victime... Le cadavre ne correspondait à aucun avis de disparition. Les empreintes digitales n’étaient pas fichées. A la Crim, l’affaire était déjà classée. Sans doute une histoire de pute et de maquereau : la rue Saint-Denis était à deux cents mètres à peine. D’instinct, Paul pressentit autre chose. Il se procura le dossier – procès-verbal de constatation, rapport du légiste, photographies du macchabée. Durant les fêtes de Noël, alors que tous ses collègues étaient en famille et que Céline était partie au Portugal chez ses grands-parents, il étudia les documents à fond. Très vite, il comprit qu’il ne s’agissait pas d’une affaire de mœurs. Ni la diversité des tortures ni les mutilations du visage ne collaient avec l’hypothèse d’un barbeau. De plus, si la victime avait réellement été une tapineuse, le contrôle des empreintes aurait donné un résultat – toutes les prostituées du 10e étaient fichées.

II décida de garder un œil attentif sur ce qui pourrait survenir dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis. Il n’eut pas à attendre longtemps. Le 10 janvier 2002, un second corps était découvert, dans la cour d’un atelier turc, rue du Faubourg-Saint-Denis. Même type de victime – rousse, ne correspondant à aucun avis de recherche ; mêmes traces de tortures ; mêmes entailles sur le visage.