Paul s’efforça au calme, mais il était certain qu’il tenait « sa » série. Il fonça chez le juge d’instruction responsable de l’affaire, Thierry Bomarzo, et obtint la direction de l’enquête. Malheureusement, la piste était déjà froide. Les gars de la sécurité publique avaient salopé la scène de crime et la police scientifique n’avait rien trouvé sur le site.
Obscurément, Paul comprit qu’il devait guetter le tueur sur son propre terrain, s’enfouir dans le quartier turc. Il se fit muter à la DPJ du 10e arrondissement et rétrograder au rang de simple enquêteur au SARIJ (Service d’Accueil et de Recherche d’Investigation Judiciaire) de la rue de Nancy. Il renoua avec le quotidien du flic de base, recevant les veuves cambriolées, les épiciers victimes de vol à l’étalage, les voisins râleurs.
Le mois de février passa ainsi. Paul rongeait son frein. Il redoutait et espérait à la fois un nouveau cadavre. Il alternait les moments d’excitation et les journées d’accablement complet. Lorsqu’il touchait vraiment le fond, il partait se recueillir sur les tombes anonymes des deux victimes, à la fosse commune de Thiais, dans le Val-de-Marne.
Là, face aux plots de pierre portant seulement un numéro, il jurait aux femmes de les venger, de retrouver le dément qui les avait suppliciées. Puis, dans un coin de sa tête, il faisait aussi une promesse à Céline. Oui : il attraperait le tueur. Pour elle. Pour lui. Pour que tout le monde apprenne qu’il était un grand flic.
Le 16 mars 2002, à l’aube, un nouveau cadavre avait jailli.
Les bleus de service l’avaient appelé à 5 heures du matin. Un message des éboueurs : le corps se trouvait dans les douves de l’hôpital Saint-Lazare, un bâtiment de briques abandonné en retrait du boulevard Magenta. Paul ordonna que personne ne se rende sur les lieux avant une heure. Il attrapa sa veste et partit à fond vers la scène de crime. Il découvrit un site désert, sans un agent, sans un gyrophare pour troubler sa concentration.
Un vrai miracle.
Il allait pouvoir respirer le sillage du tueur, entrer en contact avec son odeur, sa présence, sa folie... Mais ce fut une nouvelle déception. Il avait espéré des indices matériels, une mise en scène particulière révélant une signature. Il ne trouva qu’un cadavre abandonné dans un boyau de béton. Un corps livide, mutilé, surmonté d’un visage défiguré, sous une tignasse couleur de cire.
Paul comprit qu’il était pris entre deux silences. Le silence des morts et le silence du quartier.
Il était reparti battu, désespéré, avant même que le fourgon de police secours n’arrive. Il avait alors sillonné à pied la rue Saint-Denis et observé l’éveil de la Petite Turquie. Les commerçants qui ouvraient leurs boutiques ; les ouvriers qui couraient à leur atelier ; les mille et un Turcs qui vaquaient à leur destin... Alors, une certitude s’était installée en lui : ce quartier d’immigrés était la forêt dans laquelle se cachait le tueur. Une jungle inextricable où il venait s’enfouir, chercher refuge et sécurité.
Seul, Paul n’avait aucune chance de le débusquer.
Il lui fallait un guide. Un éclaireur.
10
« En civil », Jean-Louis Schiffer avait meilleure allure. Il portait une veste de chasse Barbour olive ; un pantalon de velours chasseur, d’un vert plus tendre, qui tombait avec lourdeur sur de grosses chaussures style Church, brillantes comme de belles châtaignes.
Ces vêtements lui donnaient une certaine élégance, sans atténuer la brutalité de sa silhouette. Râblé, le torse large, jambes arquées : tout en l’homme respirait la puissance, la solidité, la violence. Ce flic-là pouvait sans doute encaisser la force de recul d’un revolver réglementaire, le Manhurin calibre 38, sans bouger d’un pouce. Mieux : sa posture impliquait déjà ce recul ; elle l’incorporait dans sa démarche.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, le Chiffre leva les bras :
— Tu peux m’fouiller, petit. J’porte pas de métal.
— J’espère bien, répliqua Paul. Il n’y a qu’un seul flic en activité ici : souvenez-vous-en. Et je ne suis pas votre « petit ».
Schiffer claqua des talons en une singerie de garde-à-vous. Paul n’esquissa pas même un sourire. Il lui ouvrit la portière, s’installa à son tour et démarra aussi sec, refoulant ses appréhensions.
Durant le voyage, le Chiffre ne dit pas un mot. Il était plongé dans les liasses photocopiées du dossier. Paul en connaissait la moindre ligne. Il savait tout ce qu’on pouvait savoir sur les corps anonymes qu’il avait lui-même baptisés les « Corpus ».
Aux abords de Paris, Schiffer reprit la parole :
— L’analyse des scènes de crime n’a rien donné ?
— Rien.
— La police scientifique n’a pas trouvé une empreinte, pas une particule ?
— Que dalle.
— Sur les corps non plus ?
— Surtout pas sur les corps. Selon le légiste, le tueur les nettoie au détergent industriel. Il désinfecte les plaies, leur lave les cheveux, leur brosse les ongles.
— Et l’enquête de proximité ?
— Je vous l’ai déjà dit. J’ai interrogé les ouvriers, les commerçants, les putes, les éboueurs autour de chaque site. J’ai même cuisiné les clochards. Personne n’a rien vu.
— Ton avis ?
— Je pense que le tueur rôde en bagnole, qu’il largue le corps dès qu’il le peut, aux premières heures du jour. Une opération éclair.
Schiffer tournait les pages. Il s’arrêta sur les photographies des cadavres :
— Sur les visages, tu as ton idée ?
Paul prit son souffle ; il avait réfléchi des nuits entières à ces mutilations :
— Il y a plusieurs possibilités. La première, c’est que le tueur veuille simplement brouiller les pistes. Ces femmes le connaissaient et leur identification pourrait mener à lui.
— Pourquoi il n’a pas bousillé les doigts et les dents alors ?
— Parce qu’elles sont clandestines et qu’elles ne sont fichées nulle part.
Le Chiffre accepta le point d’un hochement de tête.
— La deuxième ?
— Un motif plus... psychologique. J’ai lu pas mal de bouquins là-dessus. Selon les psychologues, lorsqu’un tueur détruit les organes de l’identification, c’est parce qu’il connaît ses victimes et qu’il ne supporte pas leur regard. Il anéantit alors leur statut d’être humain, il les maintient à distance, en les transformant en purs objets.
Schiffer feuilleta de nouveau les liasses.
— Je suis pas très preneur de ces trucs « psycho ». Troisième possibilité ?
— Le meurtrier a un problème avec les visages, en général. Quelque chose dans les traits de ces rousses lui fait peur, lui rappelle un traumatisme. Non seulement il doit les tuer, mais il doit aussi les défigurer. A mon avis, ces femmes se ressemblent. Leur visage est le déclic de ses crises.
— Encore plus vaseux.
— Vous n’avez pas vu les cadavres, répliqua Paul en montant la voix. On a affaire à un malade. Un psychopathe pur. C’est à nous de nous mettre au diapason de sa folie.