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C’était la première fois que le médecin évoquait cette particularité.

— Je ne suis pas plongeur, poursuivit-il, mais le phénomène est connu. A mesure que vous plongez, la pression augmente. L’azote contenu dans le sang se dissout. Si vous remontez trop vite, sans respecter les paliers de décompression, l’azote revient brutalement à son état de gaz et forme des bulles dans le corps.

Schiffer paraissait vivement intéressé :

— Et c’est ce qui est arrivé à la victime ?

— Aux trois victimes. Des bulles d’azote ont afflué et explosé à travers leur organisme, provoquant des lésions et, bien sûr, de nouvelles souffrances. Ce n’est pas une certitude à cent pour cent, mais ces femmes pourraient avoir eu un « accident de plongée ».

Paul interrogea encore, tout en notant :

— Elles auraient été immergées à une grande profondeur ?

— Je n’ai pas dit ça. D’après l’un de nos internes qui pratique la plongée sous-marine, elles ont subi une pression d’au moins quatre bars. Ce qui équivaut à une profondeur d’environ quarante mètres. Cela me semble un peu compliqué de trouver une telle masse d’eau à Paris. Je pense plutôt qu’on les a placées dans un caisson à haute pression.

Paul écrivait avec fébrilité :

— Où trouve-t-on ce genre de trucs ?

— Il faudrait se renseigner. Il y a les caissons qu’utilisent les plongeurs professionnels pour décompresser, mais je doute qu’il en existe en Ile-de-France. Il y a aussi les caissons utilisés dans les hôpitaux.

— Les hôpitaux ?

— Oui. Pour oxygéner des patients qui souffrent d’une mauvaise vascularisation. Diabète, excès de cholestérol... La surpression permet de mieux diffuser l’oxygène dans l’organisme. Il doit y avoir quatre ou cinq engins de ce type à Paris. Mais je ne vois pas notre tueur avoir accès à un hosto. Il vaudrait mieux s’orienter vers l’industrie.

— Quels secteurs utilisent cette technique ?

— Aucune idée. Cherchez : c’est votre boulot. Et, encore une fois, je ne suis sûr de rien. Ces bulles ont peut-être une tout autre explication. Si c’est le cas, je sèche.

Schiffer reprit la parole :

— Sur les trois cadavres, il n’y a rien qui puisse nous renseigner, physiquement, sur notre homme ?

— Rien. Il les lave avec grand soin. De toute façon, je suis sûr qu’il les manipule avec des gants. Il n’a pas de rapport sexuel avec elles. Il ne les caresse pas. Ne les embrasse pas. Ce n’est pas son truc. Pas du tout. Il donne plutôt dans le clinique. Le robotique. Ce tueur est... désincarné.

— Est-ce que sa folie monte en régime au fil des meurtres ?

— Non. Les tortures sont chaque fois appliquées avec la même rigueur. C’est un obsédé du mal, mais il ne perd jamais les pédales. (Il eut un sourire usé.) Un tueur ordonné, comme disent les manuels de criminologie.

— Qu’est-ce qui le fait bander, à votre avis ?

— La souffrance La souffrance pure. Il les torture avec application, avec minutie, jusqu’à ce qu’elles meurent. C’est cette douleur qui l’excite, qui nourrit sa jouissance. Il y a au fond de tout ça une haine viscérale des femmes. De leur corps, de leur visage.

Schiffer se tourna vers Paul et ricana :

— Décidément, j’ai affaire à des psychologues aujourd’hui.

Scarbon s’empourpra :

— La médecine légale, c’est toujours de la psychologie. Les violences qui nous passent sous les doigts ne sont que les manifestations d’esprits malades...

Le policier acquiesça sans cesser de sourire. Il attrapa les feuillets dactylographiés que l’autre avait posés sur un des blocs.

— Merci, docteur.

Il se dirigea vers une porte qui se dessinait sous les trois baies de lumière. Lorsqu’il l’ouvrit, une violente giclée de soleil pénétra dans la salle, tel un flot de lait lancé à travers le grand bleu.

Paul saisit un autre exemplaire du rapport d’autopsie :

— Je peux prendre celui-ci ?

Le médecin le fixa sans répondre, puis :

— Pour Schiffer, vos supérieurs sont au courant ?

Paul se fendit d’un large sourire :

— Ne vous en faites pas. Tout est sous contrôle.

— Je m’en fais pour vous. C’est un monstre.

Paul tressaillit. Le légiste assena :

— Il a tué Gazil Hemet.

Le nom ralluma ses souvenirs. Octobre 2000 : le Turc broyé sous le Thalys, l’accusation pour homicide volontaire contre Schiffer. Avril 2001 : la chambre d’accusation abandonne mystérieusement les poursuites. Il répliqua d’une voix gelée :

— Le corps était écrasé. L’autopsie n’a rien pu prouver.

— C’est moi qui ai réalisé la contre-expertise. Le visage comportait des blessures atroces. Un œil avait été arraché. Les tempes avaient été vrillées avec des mèches de perceuse. (Il désigna le drap.) Rien à envier à celui-ci.

Paul sentit ses jambes flageoler ; il ne pouvait admettre un tel soupçon sur l’homme avec qui il allait travailler :

— Le rapport mentionnait seulement des lésions et...

— Ils ont fait disparaître mes autres commentaires. Ils le couvrent.

— Qui ça, ils ?

— Ils ont peur. Ils ont tous peur.

Paul recula dans la blancheur du dehors. Claude Scarbon souffla, en ôtant ses gants élastiques :

— Vous faites équipe avec le diable.

13

— Ils appellent ça l’Iskele. Bien prononcer : « is-ké-lé ».

— Quoi ?

— On pourrait traduire par « embarcadère » ou « quai de départ ».

— De quoi vous parlez ?

Paul avait rejoint Schiffer dans la voiture, mais n’avait pas encore démarré. Ils se trouvaient toujours dans la cour du pavillon Vésale, à l’ombre des fines colonnes. Le Chiffre continua :

— La principale organisation mafieuse qui contrôle les voyages des clandestins turcs en Europe. Ils s’occupent aussi de leur trouver un boulot et un logement. Ils se débrouillent en général pour former des groupes de même origine dans chaque atelier. Certaines boîtes, à Paris, reconstituent carrément tout un village du fond de l’Anatolie.

Schiffer s’arrêta, pianota sur la paroi de la boîte à gants, puis enchaîna :

— Les tarifs sont variables. Les plus riches s’offrent l’avion et la complicité des douaniers. Ils débarquent en France avec un permis de travail fictif ou un faux passeport. Les plus pauvres se tapent le trajet en cargo, par la Grèce, ou en camion, par la Bulgarie. Dans tous les cas, il faut compter un minimum de deux cent mille balles. La famille au village se cotise et réunit à peu près un tiers de la somme. L’ouvrier trime dix années pour rembourser le reste.

Paul observait Schiffer, son profil très net sur la vitre ensoleillée. On lui avait parlé à des dizaines de reprises de ces réseaux, mais c’était la première fois qu’il entendait une description d’une telle précision.

Le flic au crâne d’argent poursuivit :

— Tu te doutes pas à quel point ces gars-là sont organisés. Ils possèdent un registre où tout est répertorié. Le nom, l’origine, l’atelier et l’état de la dette de chaque clandestin. Ils communiquent par e-mails avec leurs alter ego en Turquie, qui maintiennent la pression sur les familles. Ils s’occupent de tout à Paris. Ils prennent en charge l’envoi des mandats ou les communications téléphoniques à prix réduits. Ils se substituent à la poste, aux banques, aux ambassades. Tu veux envoyer un jouet à un de tes gosses ? Tu t’adresses à l’Iskele. Tu cherches un gynécologue ? L’Iskele te donne le nom d’un toubib pas trop regardant sur ton statut en France. Tu as un problème avec ton atelier ? C’est encore l’Iskele qui règle le litige. Il ne se passe pas un événement dans le quartier turc sans qu’ils en soient informés et qu’ils le consignent dans leurs fiches.