Eric Ackermann répéta :
— Depuis combien de temps, Anna ?
— Il y a plus d’un mois.
— Sois précise. Tu te souviens de la première fois, non ?
Bien sûr qu’elle s’en souvenait : comment aurait-elle pu oublier cela ?
— C’était le 4 février dernier. Un matin. Je sortais de la salle de bains. J’ai croisé Laurent dans le couloir. Il était prêt à partir pour le bureau. Il m’a souri. J’ai sursauté : je ne voyais pas de qui il s’agissait.
— Pas du tout ?
— Dans la seconde, non. Puis tout s’est replacé dans ma tête.
— Décris-moi exactement ce que tu as ressenti à cet instant.
Elle esquissa un mouvement d’épaules, un geste d’indécision sous son châle noir et mordoré :
— C’était une sensation bizarre, fugitive. Comme l’impression d’avoir déjà vécu quelque chose. Le malaise n’a duré que le temps d’un éclair (elle claqua des doigts) puis tout est redevenu normal.
— Qu’est-ce que tu as pensé à ce moment-là ?
— J’ai mis ça sur le compte de la fatigue.
Ackermann nota quelque chose sur un bloc posé devant lui, puis reprit :
— Tu en as parlé à Laurent, ce matin-là ?
— Non. Ça ne m’a pas paru si grave.
— La deuxième crise, quand est-elle survenue ?
— La semaine suivante. Il y en a eu plusieurs, coup sur coup.
— Toujours face à Laurent ?
— Toujours, oui.
— Et tu finissais chaque fois par le reconnaître ?
— Oui. Mais au fil des jours, le déclic m’a paru... Je ne sais pas... de plus en plus long à survenir.
— Tu lui en as parlé alors ?
— Non.
— Pourquoi ?
Elle croisa les jambes, posa ses mains frêles sur sa jupe de soie sombre – deux oiseaux aux plumes pâles :
— Il me semblait qu’en parler aggraverait le problème. Et puis...
Le neurologue releva les yeux ; ses cheveux roux se reflétaient sur l’arc de ses lunettes :
— Et puis ?
— Ce n’est pas une chose facile à annoncer à son mari. Il...
Elle sentait la présence de Laurent, debout derrière elle, adossé aux meubles de fer.
— Laurent devenait pour moi un étranger.
Le médecin parut percevoir son trouble ; il préféra changer de cap :
— Ce problème de reconnaissance, le rencontres-tu avec d’autres visages ?
— Parfois, hésita-t-elle. Mais c’est très rare.
— Face à qui, par exemple ?
— Chez les commerçants du quartier. A mon travail, aussi. Je ne reconnais pas certains clients, qui sont pourtant des habitués.
— Et tes amis ?
Anna fit un geste vague :
— Je n’ai pas d’amis.
— Ta famille ?
— Mes parents sont décédés. J’ai seulement quelques oncles et cousins dans le Sud-Ouest. Je ne vais jamais les voir.
Ackermann écrivit encore ; ses traits ne trahissaient aucune réaction. Ils paraissaient figés dans de la résine.
Anna détestait cet homme : un proche de la famille de Laurent. Il venait parfois dîner chez eux mais il demeurait, en toutes circonstances, d’une froideur de givre. A moins, bien sûr, qu’on n’évoquât ses champs de recherche – le cerveau, la géographie cérébrale, le système cognitif humain. Alors, tout changeait : il s’emportait, s’exaltait, battait l’air de ses longues pattes rousses.
— C’est donc le visage de Laurent qui te pose le problème majeur ? reprit-il.
— Oui. Mais c’est aussi le plus proche. Celui que je vois le plus souvent.
— Souffres-tu d’autres troubles de la mémoire ?
Anna se mordit la lèvre inférieure. Encore une fois, elle hésita :
— Non.
— Des troubles de l’orientation ?
— Non.
— Des défauts d’élocution ?
— Non.
— As-tu du mal à effectuer certains mouvements ?
Elle ne répondit pas, puis esquissa un faible sourire :
— Tu penses à Alzheimer, n’est-ce pas ?
— Je vérifie, c’est tout.
C’était la première affection à laquelle Anna avait songé. Elle s’était renseignée, avait consulté des dictionnaires médicaux : la non-reconnaissance des visages est un des symptômes de la maladie d’Alzheimer.
Ackermann ajouta, du ton qu’on utilise pour raisonner un enfant :
— Tu n’as absolument pas l’âge. Et de toute façon, je l’aurais vu dès les premiers examens. Un cerveau atteint par une maladie neurodégénérative possède une morphologie très spécifique. Mais je dois te poser toutes ces questions pour effectuer un diagnostic complet, tu comprends ?
Il n’attendit pas de réponse et répéta :
— Tu as du mal à effectuer des mouvements ou non ?
— Non.
— Pas de troubles du sommeil ?
— Non.
— Pas de torpeur inexplicable ?
— Non.
— Des migraines ?
— Aucune.
Le médecin ferma son bloc et se leva. Chaque fois, c’était la même surprise. Il mesurait près d’un mètre quatre-vingt-dix, pour une soixantaine de kilos. Un échalas qui portait sa blouse blanche comme si on la lui avait donnée à sécher.
Il était d’une rousseur totale, brûlante ; sa tignasse crépue, mal taillée, était couleur de miel ardent ; des grains d’ocre parsemaient sa peau jusque sur ses paupières. Son visage était tout en angles, affûté encore par ses lunettes métalliques, fines comme des lames.
Cette physionomie semblait le placer à l’abri du temps. Il était plus âgé que Laurent, environ cinquante ans, mais ressemblait encore à un jeune homme. Les rides s’étaient dessinées sur son visage sans parvenir à atteindre l’essentiel : ces traits d’aigle, acérés, indéchiffrables. Seules des cicatrices d’acné creusaient ses joues et lui donnaient une chair, un passé.
Il fit quelques pas dans l’espace réduit du bureau, en silence. Les secondes s’étirèrent. N’y tenant plus, Anna demanda :
— Bon sang, qu’est-ce que j’ai ?
Le neurologue secoua un objet métallique à l’intérieur de sa poche. Des clés, sans doute ; mais ce fut comme une sonnette qui déclencha son discours :
— Laisse-moi d’abord t’expliquer l’expérience que nous venons de pratiquer.
— Il serait temps, oui.
— La machine que nous avons utilisée est une caméra à positons. Ce qu’on appelle chez les spécialistes un « Petscan ». Cet engin s’appuie sur la technologie de la tomographie à émission de positons : la TEP. Cela permet d’observer les zones d’activité du cerveau en temps réel, en localisant les concentrations sanguines de l’organe. J’ai voulu procéder avec toi à une sorte de révision générale. Vérifier le fonctionnement de plusieurs grandes zones cérébrales dont on connaît bien la localisation. La vision. Le langage. La mémoire.
Anna songea aux différents tests. Les carrés de couleur ; l’histoire racontée de plusieurs manières distinctes ; les noms de capitales. Elle n’avait aucun mal à situer chaque exercice dans ce contexte, mais Ackermann était lancé :
— Le langage par exemple. Tout se passe dans le lobe frontal, dans une région subdivisée elle-même en sous-systèmes, consacrés respectivement à l’audition, au lexique, à la syntaxe, à la signification, à la prosodie... (Il pointait son doigt sur son crâne.) C’est l’association de ces zones qui nous permet de comprendre et d’utiliser la parole. Grâce aux différentes versions de mon petit conte, j’ai sollicité dans ta tête chacun de ces systèmes.