— Donnez-moi un exemple.
— Cela survient surtout avec une personne. Je travaille à la Maison du Chocolat, rue du Faubourg-Saint-Honoré, depuis environ un mois. Il y a un client régulier. Un homme d’une quarantaine d’années. Chaque fois qu’il pénètre dans la boutique, j’éprouve une sensation familière. Mais je ne parviens jamais à préciser mon souvenir.
— Et lui, qu’est-ce qu’il dit ?
— Rien. A l’évidence, il ne m’a jamais vue ailleurs que derrière mon comptoir.
Sous le bureau, la psychiatre agitait ses orteils au bout de ses collants noirs. Il y avait une note espiègle, pétillante, dans toute son attitude.
— Si je résume, vous ne reconnaissez pas les gens que vous devriez reconnaître, mais vous reconnaissez ceux que vous ne connaissez pas, c’est ça ?
Elle prolongeait les dernières syllabes d’une manière singulière, un véritable vibrato de violoncelle.
— On peut présenter les choses de cette façon, oui.
— Vous avez essayé une bonne paire de lunettes ?
Anna fut soudain prise de fureur. Elle sentit une chaleur aiguë lui monter au visage. Comment pouvait-elle se moquer de sa maladie ? Elle se leva, attrapant son sac. Mathilde Wilcrau la retint avec empressement :
— Excusez-moi. C’était une plaisanterie. C’est idiot. Restez, je vous en prie.
Anna s’immobilisa. Le sourire rouge l’enveloppait comme un halo bienfaisant. Sa résistance s’évanouit. Elle se laissa tomber dans le fauteuil.
La psychiatre reprit place à son tour et modula encore :
— Poursuivons, s’il vous plaît. Eprouvez-vous parfois un malaise face à d’autres visages ? Je veux dire : ceux que vous croisez chaque jour, dans la rue, les lieux publics ?
— Oui. Mais c’est une autre sensation. Je subis... des sortes d’hallucinations. Dans le bus, dans les dîners, n’importe où. Les figures se brouillent, se mélangent, forment des masques atroces. Je n’ose plus regarder personne. Je ne vais bientôt plus sortir de chez moi...
— Quel âge avez-vous ?
— Trente et un ans.
— Depuis combien de temps souffrez-vous de ces troubles ?
— Un mois et demi environ.
— Sont-ils accompagnés de malaises physiques ?
— Non... Enfin, si. Des signes d’angoisse, surtout. Des tremblements. Mon corps devient lourd. Mes membres s’ankylosent. J’étouffe aussi, parfois. Récemment, j’ai saigné du nez.
— Votre état de santé est bon, en général ?
— Excellent. Rien à signaler.
La psychiatre marqua un temps. Elle écrivait maintenant sur le bloc.
— Souffrez-vous d’autres troubles de la mémoire, qui concerneraient des épisodes de votre passé par exemple ?
Anna pensa « à ciel ouvert » et répondit :
— Oui. Certains de mes souvenirs perdent en consistance. Ils me paraissent s’éloigner, s’effacer.
— Lesquels ? Ceux qui concernent votre mari ?
Elle se raidit contre le dossier de bois :
— Pourquoi vous me demandez ça ?
— A l’évidence, c’est surtout son visage qui provoque vos crises. Le passé que vous partagez avec lui pourrait aussi vous poser un problème.
Anna soupira. Cette femme l’interrogeait comme si son mal était influencé par ses sentiments ou son inconscient ; comme si elle refoulait volontairement sa mémoire dans une direction donnée. Cette lecture était totalement différente de celle d’Ackermann. N’était-ce pas ce qu’elle était venue chercher ici ?
— C’est vrai, concéda-t-elle. Mes souvenirs avec Laurent s’effritent, disparaissent. (Elle s’arrêta, puis reprit d’un ton plus vif :) Mais d’une certaine façon, c’est logique.
— Pourquoi ?
— Laurent est au centre de ma vie, de ma mémoire. Il occupe la plupart de mes souvenirs. Avant la Maison du Chocolat, j’étais une simple femme au foyer. Mon couple était ma seule préoccupation.
— Vous n’avez jamais travaillé ?
Anna prit un ton acide, se moquant d’elle-même :
— J’ai une licence de droit mais je n’ai jamais mis les pieds dans un cabinet d’avocat. Je n’ai pas d’enfant. Laurent est mon « grand tout », si vous voulez, mon seul horizon...
— Vous êtes mariée depuis combien d’années ?
— Huit ans.
— Avez-vous des relations sexuelles normales ?
— Qu’est-ce que vous appelez : normales ?
— Ternes. Ennuyeuses.
Anna ne comprit pas. Le sourire s’accentua :
— Encore de l’humour. Je vous demande simplement si vous avez des rapports réguliers.
— Tout va bien de ce côté-là. Au contraire, j’ai... enfin, je ressens un désir très fort pour lui. De plus en plus fort même. C’est si étrange.
— Peut-être pas tant que ça.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Un silence en guise de réponse.
— Quel est le métier de votre mari ?
— Il est policier.
— Pardon ?
— Haut fonctionnaire. Laurent dirige le Centre des études et bilans du ministère de l’Intérieur. Il supervise des milliers de rapports, de statistiques concernant les problèmes criminels de la France. Je n’ai jamais compris son job, mais cela a l’air important. Il est très proche du ministre.
Mathilde enchaîna, comme si tout cela allait de soi :
— Pourquoi n’avez-vous pas d’enfants ? Un problème de ce côté-là ?
— Pas physiologique, en tout cas.
— Alors, pourquoi ?
Anna hésita. La nuit du samedi lui revint : le cauchemar, les révélations de Laurent, le sang sur son visage...
— Je ne sais pas au juste. Il y a deux jours, j’ai posé la question à mon mari. Il m’a répondu que je n’en ai jamais voulu. J’aurais même exigé un serment de sa part à ce sujet. Mais je ne m’en souviens pas. (Sa voix monta d’un cran.) Comment je peux avoir oublié ça ? (Elle détacha chaque syllabe.) Je-ne-m’en-sou-viens-pas !
Le médecin écrivit quelques lignes, puis demanda :
— Et vos souvenirs d’enfance ? Ils s’effacent, eux aussi ?
— Non. Ils me semblent lointains mais bien présents.
— Des souvenirs de vos parents ?
— Non. J’ai perdu ma famille très tôt. Un accident de voiture. J’ai grandi en pension, près de Bordeaux, sous la tutelle d’un oncle. Je ne le vois plus. Je ne l’ai jamais beaucoup vu.
— De quoi vous souvenez-vous alors ?
— Des paysages. Les grandes plages des Landes. Les forêts de pins. Ces vues sont intactes dans mon esprit. Elles gagnent même en présence, en ce moment. Ces paysages me semblent plus réels que tout le reste.
Mathilde écrivait toujours. Anna s’aperçut qu’elle griffonnait en réalité des hiéroglyphes. Sans lever les yeux, la spécialiste repartit à l’assaut.
— Comment dormez-vous ? Vous souffrez d’insomnie ?
— Au contraire. Je dors tout le temps.
— Quand vous faites un effort de mémoire, ressentez-vous une somnolence ?
— Oui. Une espèce de torpeur.
— Parlez-moi de vos rêves.
— Depuis le début de ma maladie, je fais un rêve... bizarre.
— Je vous écoute.
Elle décrivit le songe qui hantait ses nuits. La gare et les paysans. L’homme en manteau noir. Le drapeau frappé de quatre lunes. Les sanglots d’enfants. Puis la bourrasque du cauchemar : le torse vide, le visage en lambeaux...
La psy émit un sifflement admiratif. Anna n’était pas certaine d’apprécier ces manières familières, mais elle éprouvait une sensation de réconfort auprès de cette femme. Soudain Mathilde la glaça :