Anna surprit Clothilde qui s’affairait à nettoyer les étagères. Elle s’acharnait sur des vases de céramique, des vasques de bois, des assiettes de porcelaine qui ne partageaient avec le chocolat qu’une familiarité de ton bistre, une nuance mordorée, ou simplement une certaine idée du bien-être, du bonheur. Une vie de confort, qui tinte et se boit chaud...
Clothilde se retourna, debout sur son tabouret :
— Te voilà ! Tu me donnes une heure ? Il faut que j’aille au Monoprix.
C’était de bonne guerre. Anna avait disparu toute la matinée, elle pouvait monter la garde durant le déjeuner. Le passage de relais se fit sans un mot, mais avec le sourire. Anna, armée d’un chiffon, reprit le travail aussitôt et se mit à frotter, lustrer, astiquer avec toute l’énergie de sa bonne humeur retrouvée.
Puis, soudain, sa vigueur retomba, lui laissant un trou noir au creux du torse. En quelques secondes, elle mesura à quel point sa joie était factice. Qu’y avait-il de si positif dans son rendez-vous de la matinée ? Lésion ou choc psychologique, qu’est-ce que cela changeait à son état, à ses angoisses ? Que pouvait faire de plus Mathilde Wilcrau pour la soigner ? Et en quoi tout cela la rendrait-elle moins folle ?
Elle s’écroula derrière le comptoir principal. L’hypothèse de la psychiatre était peut-être pire encore que celle d’Ackermann. L’idée d’un événement, d’un choc psychologique qui aurait provoqué son amnésie renforçait maintenant sa terreur. Qu’est-ce qui se cachait derrière une telle zone morte ?
Quelques phrases ne cessaient de tourner dans sa tête, et surtout cette réponse. : « Les visages, et aussi votre mari. » En quoi Laurent pouvait-il être lié à tout cela ?
— Bonjour.
La voix coïncida avec le carillon de la porte ; elle n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir que c’était lui.
L’homme en veste usée s’avançait, de sa démarche lente. A cet instant, d’une manière infaillible, elle sut qu’elle le connaissait. Cela ne dura qu’un éclair de seconde, mais l’impression fut aussi puissante, aussi blessante qu’une tête de flèche. Pourtant, sa mémoire lui refusait le moindre indice.
Monsieur Velours s’approcha encore. Il ne manifestait aucune gêne, aucune attention particulière à l’égard d’Anna. Son regard distrait, à la fois mauve et doré, survolait les rangs serrés des chocolats. Pourquoi ne la reconnaissait-il pas ? Jouait-il un rôle ? Une idée folle cingla sa conscience : et s’il était un ami, un complice de Laurent chargé de l’épier, de la tester ? Mais pourquoi ?
Il sourit face à son silence puis déclara d’un ton désinvolte.
— Je crois que je vais prendre comme d’habitude.
— Je vous sers tout de suite.
Anna se dirigea vers le comptoir, sentant ses mains trembler le long de son corps. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois pour saisir un sachet et glisser à l’intérieur les chocolats. Enfin, elle posa les Jikola sur la balance :
— Deux cents grammes. Dix euros cinquante, monsieur.
Elle lui lança un nouveau coup d’œil. Déjà, elle n’était plus aussi sûre... Mais l’écho de l’angoisse, du malaise, demeurait. La sourde impression que cet homme, comme Laurent, avait modifié son visage, avait fait appel à la chirurgie esthétique. C’était le visage de son souvenir et ce n’était pas lui...
L’homme sourit encore et posa sur elle ses iris songeurs. Il paya, puis disparut en soufflant un « au revoir » à peine audible.
Anna demeura immobile un long moment, pétrifiée de stupeur. Jamais la crise n’avait été aussi violente. Comme si elle expiait tous ses espoirs de la matinée. Comme si, après avoir cru guérir, elle devait retomber plus bas encore. A la manière des prisonniers qui tentent de s’échapper et se retrouvent, une fois repris, au fond d’un cachot, plusieurs mètres sous terre.
Le carillon sonna de nouveau.
— Salut.
Clothilde traversa la salle, trempée de pluie, les bras chargés de sacs volumineux. Elle s’éclipsa quelques instants dans la réserve puis réapparut, dans un sillage de fraîcheur.
— Qu’est-ce que t’as ? On dirait que t’as vu un zombie.
Anna ne répondit pas. L’envie de vomir et celle de pleurer se disputaient sa gorge.
— Ça va pas ? insista Clothilde.
Anna la regarda, abasourdie. Elle se leva et dit simplement :
— Je dois faire un tour.
16
Dehors, l’averse redoublait. Anna plongea dans la tourmente. Elle se laissa emporter par les rondes du vent détrempé, par les cerceaux de pluie. A travers son hébétude, elle contemplait Paris qui chavirait, qui dérivait sous les stries grises. Les nuages se pressaient comme des vagues au-dessus des toits ; les façades des immeubles ruisselaient ; les têtes sculptées des balcons et des fenêtres ressemblaient à des faces de noyés, verdâtres ou bleuies, englouties par les flots du ciel.
Elle remonta la rue du Faubourg-Saint-Honoré, puis l’avenue Hoche, à gauche, jusqu’au parc Monceau. Là, elle longea les grilles noir et or des jardins, et emprunta la rue Murillo.
Le trafic était intense. Les voitures bruissaient de gerbes et d’éclairs. Les motards encapuchonnés filaient comme des petits Zorros en caoutchouc. Les passants luttaient contre les rafales, moulés, façonnés par le vent qui plaquait leurs vêtements tels des linges humides sur des sculptures inachevées.
Tout dansait dans les bruns, dans les noirs, dans des brillances d’huile sombre, infectées d’argent et de lumière maladive.
Anna suivit l’avenue de Messine, encadrée d’immeubles clairs et d’arbres massifs. Elle ne savait pas où ses pas la menaient, mais elle s’en moquait. Elle marchait dans les rues comme dans sa tête : à perte.
C’est alors qu’elle le vit.
Sur le trottoir opposé, une vitrine exhibait un portrait coloré. Anna traversa la chaussée. C’était la reproduction d’un tableau. Un visage troublé, tordu, meurtri, aux couleurs violentes. Elle s’avança encore, comme hypnotisée : cette toile lui rappelait, trait pour trait, ses hallucinations.
Elle chercha le nom du peintre. Francis Bacon. Un autoportrait datant de 1956. Une exposition de l’artiste se déroulait au premier étage de cette galerie. Elle trouva l’entrée, à quelques portes sur la droite, dans la rue de Téhéran, puis monta l’escalier.
Des tentures rouges séparaient les salles blanches et donnaient à l’exposition un caractère solennel, presque religieux. Une foule nombreuse se pressait autour des tableaux. Pourtant, le silence était total. Une sorte de respect glacé emplissait l’espace, imposé par les œuvres elles-mêmes.
Dans la première salle, Anna découvrit des toiles hautes de deux mètres, représentant toujours le même sujet : un ecclésiastique assis sur un trône. Vêtu d’une robe pourpre, il hurlait comme s’il était en train de griller sur une chaise électrique. Une fois, il était peint en rouge ; une autre fois en noir ; ou encore en bleu-violet. Mais des détails identiques revenaient toujours. Les mains crispées aux accoudoirs, brûlant déjà, comme collées au bois carbonisé. La bouche hurlante, ouverte sur un trou qui ressemblait à une plaie, alors que les flammes violacées s’élevaient de toutes parts...