Anna passa le premier rideau.
Dans la pièce suivante, des hommes nus, recroquevillés, étaient pris au piège dans des flaques de couleur ou des cages primitives. Leurs corps lovés, difformes, évoquaient des bêtes sauvages. Ou des créatures zoomorphes, à mi-chemin entre plusieurs espèces. Leurs visages n’étaient plus que des rosaces écarlates, des groins sanglants, des figures tronquées. Derrière ces monstres, les aplats de peinture rappelaient les carrelages d’une boucherie, d’un abattoir. Un lieu de sacrifice où les corps étaient réduits à l’état de carcasses, de masses écorchées, de charognes à vif. Chaque fois, le trait était tremblé, agité, comme des images documentaires filmées à l’épaule, saccadées par l’urgence.
Anna sentait grandir son malaise mais elle ne trouvait pas ce qu’elle était venue chercher : les visages de souffrance.
Ils l’attendaient dans la dernière salle.
Une douzaine de toiles de dimension plus modeste, protégées par des cordons de velours rouge. Des portraits violentés, déchirés, fracassés ; des chaos de lèvres, de nez, d’ossatures, où des yeux cherchaient désespérément leur chemin.
Les tableaux étaient regroupés en triptyques. Le premier, intitulé Trois études de la tête humaine, datait de 1953. Des faces bleues, livides, cadavériques, qui portaient les traces de premières blessures. Le deuxième triptyque apparaissait comme la suite naturelle du précédent, franchissant un nouveau cran dans la violence. Etude pour trois têtes, 1962. Des visages blancs qui se dérobaient au regard pour mieux revenir en force et exhiber leurs cicatrices, sous un fard de clown. Obscurément, ces blessures paraissaient vouloir faire rire, comme ces enfants qu’on défigurait au Moyen Âge afin de produire des pitres, des bouffons sans retour.
Anna avança encore. Elle ne reconnaissait pas ses hallucinations. Elle était simplement entourée de masques d’horreur. Les bouches, les pommettes, les regards tournoyaient, vrillant leurs difformités en spirales insoutenables. Le peintre semblait s’être acharné sur ces faciès. Il les avait attaqués, tailladés, avec ses armes les plus affûtées. Pinceaux, brosse, spatule, couteau : il avait ouvert les plaies, écorché les croûtes, déchiré les joues...
Anna marchait la tête dans les épaules, courbée par la peur. Elle ne regardait plus les toiles que par à-coups, les paupières frémissantes. Une série d’études, consacrées à une dénommée « Isabel Rawsthorne », culminait dans la cruauté. Les traits de la femme volaient littéralement en éclats. Anna recula, cherchant désespérément une expression humaine dans cet affolement des chairs. Mais elle ne repérait que des fragments épars, des bouches-blessures, des yeux exorbités dont les cernes rougeoyaient comme des coupures.
Soudain, elle céda à la panique et tourna les talons, se hâtant vers la sortie. Elle traversait l’antichambre de la galerie quand elle aperçut le catalogue de l’exposition, posé sur un comptoir blanc. Elle s’arrêta.
Il fallait qu’elle le voie – qu’elle voie son visage à lui.
Elle feuilleta fébrilement l’ouvrage, passa les photographies de l’atelier, les reproductions des œuvres, et tomba, enfin, sur un portrait de Francis Bacon lui-même. Un cliché en noir et blanc, où le regard intense de l’artiste brillait plus intensément que le papier glacé.
Anna plaqua ses deux mains sur les pages pour bien lui faire face.
Ses yeux étaient brûlants, avides, dans une face large, presque lunaire, soutenue par de solides mâchoires. Un nez court, des cheveux rebelles, un front de falaise complétaient le visage de cet homme qui semblait de taille à tenir tête, chaque matin, aux masques écorchés de ses tableaux.
Mais un détail surtout retint l’attention d’Anna.
Le peintre possédait une arcade sourcilière plus haute que l’autre. Un œil de rapace, fixe, étonné, comme écarquillé sur un point fixe. Anna comprit l’incroyable vérité : Francis Bacon ressemblait, physiquement, à ses toiles. Sa physionomie partageait leur folie, leur distorsion. Cet œil asymétrique avait-il inspiré au peintre ses visions déformées, ou les tableaux avaient-ils fini au contraire par éclabousser leur auteur ? Dans les deux cas, les œuvres fusionnaient avec les traits de l’artiste...
Cette simple constatation provoqua dans son esprit une révélation.
Si les difformités des toiles de Bacon possédaient une source réelle, pourquoi ses propres hallucinations n’auraient-elles pas un fondement de vérité ? Pourquoi ses délires ne puiseraient-ils pas leur origine dans un signe, un détail existant dans la réalité ?
Un nouveau soupçon la glaça. Et si, au fond de sa folie, elle avait raison ? Si Laurent, ainsi que Monsieur Velours, avaient réellement changé de visage ?
Elle s’appuya contre le mur et ferma les yeux. Tout se mettait en place. Laurent, pour une raison qu’elle ne pouvait imaginer, avait profité de sa crise d’amnésie pour modifier ses traits. Il avait fait appel à la chirurgie esthétique afin de se cacher à l’intérieur de son propre visage. Monsieur Velours avait effectué la même opération.
Les deux hommes étaient complices. Ils avaient commis ensemble un acte atroce et avaient, pour cette raison, changé leur physionomie. Voilà pourquoi elle éprouvait un malaise face à leurs visages.
En un frémissement, elle rejeta toutes les impossibilités, toutes les absurdités que recouvrait un tel raisonnement. Elle sentait simplement qu’elle effleurait la vérité, aussi cinglée qu’elle puisse paraître.
C’était son cerveau contre les autres.
Contre tous les autres.
Elle courut vers la porte. Sur le palier, elle aperçut une toile qu’elle n’avait pas remarquée, au-dessus de la rampe.
Un amas de cicatrices qui tentaient de lui sourire.
17
Au bas de l’avenue de Messine, Anna repéra un café-brasserie. Elle commanda un Perrier au bar puis descendit directement au sous-sol, en quête d’un annuaire.
Elle avait déjà vécu cette scène – le matin même, lorsqu’elle avait cherché le numéro de téléphone d’un psychiatre, boulevard Saint-Germain. C’était peut-être un rituel, un acte à répéter, comme on franchit des cercles d’initiation, des épreuves récurrentes, pour accéder à la vérité...
Feuilletant les pages fripées, elle chercha la rubrique « Chirurgie esthétique ». Elle ne regarda pas les noms, mais les adresses. Il lui fallait trouver un médecin dans les environs immédiats. Son doigt s’arrêta sur la ligne : « Didier Laferrière, 12, rue Boissy-d’Anglas ». D’après ses souvenirs, cette rue se situait à proximité de la place de la Madeleine, soit à cinq cents mètres de là. Six sonneries, puis la voix d’un homme. Elle demanda :
— Docteur Laferrière ?
— C’est moi.
La chance était avec elle. Elle n’avait pas même à franchir le barrage d’un standard.