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— Vous êtes un imposteur.

Il se redressa, éclatant d’un rire incrédule :

— Qu... quoi ?

— Vous refusez de montrer votre travail. Vous mentez sur vos résultats. Vous voulez vous faire passer pour un magicien mais vous n’êtes qu’un escroc de plus. Comme il y en a des centaines dans votre profession.

Le mot « escroc » provoqua le déclic espéré. Le visage de Laferrière se mit à blanchir au point de briller dans la pénombre. Il pivota et ouvrit une armoire à lamelles souples. Il en sortit un classeur de fiches plastifiées et le plaqua sur le bureau avec violence.

— C’est ça que vous voulez voir ?

Il ouvrit le classeur sur la première photographie. Un visage retourné comme un gant, la peau écartelée par des pinces hémostatiques.

— Ou ça ?

Il dévoila le deuxième cliché : des lèvres retroussées, un ciseau chirurgical enfoncé dans une gencive sanglante.

— Ou ça, peut-être ?

Troisième intercalaire : un marteau plantant un burin à l’intérieur d’une narine. Anna se forçait à regarder, le cœur violenté.

Sur la photo suivante, un bistouri tranchait une paupière, au-dessus d’un œil exorbité.

Elle releva la tête. Elle avait réussi à piéger le médecin, il n’y avait plus qu’à continuer.

— Il est impossible que de telles opérations ne laissent aucune trace, dit-elle.

Laferrière soupira. Il fouilla de nouveau dans son armoire puis posa sur la table un second classeur. Il commenta d’une voix épuisée le premier tirage :

— Un meulage du front. Par endoscopie. Quatre mois après l’opération.

Anna observa avec attention le visage opéré. Trois traits verticaux, de quinze millimètres chacun, se dessinaient sur le front, à la racine des cheveux. Le chirurgien tourna la page :

— Prélèvement de l’os pariétal, pour une greffe. Deux mois après l’intervention.

La photographie montrait un crâne surmonté de cheveux en brosse, sous lesquels on distinguait nettement une cicatrice rosâtre en forme de S.

— Les cheveux recouvrent aussitôt la marque, qui finit elle-même par s’effacer, ajouta-t-il.

Il fit claquer le feuillet en le tournant :

— Triple lifting, par endoscopie. La suture est intradermique, les fils résorbables. Un mois après, on ne voit pratiquement plus rien.

Les deux plans d’une oreille, de face et de profil, se partageaient la page. Anna repéra, sur la crête supérieure du lobe, un mince zigzag.

— Liposuccion de la gorge, poursuivit Laferrière, dévoilant un nouveau cliché. Deux mois et demi après l’opération. La ligne qu’on aperçoit ici va disparaître. C’est l’intervention qui cicatrise le mieux.

Il tourna encore une page et insista, sur un ton de provocation, presque sadique :

— Et si vous voulez la totale, voici le scanner d’un visage ayant subi une greffe des pommettes. Sous la peau, les traces de l’intervention restent toujours...

C’était l’image la plus impressionnante. Une tête de mort bleutée, dont les parois osseuses exhibaient des vis et des fissures. Anna referma le classeur.

— Je vous remercie. Il fallait absolument que je voie ça.

Le médecin contourna le bureau et l’observa avec intensité, comme s’il cherchait encore à discerner sur ses traits le mobile caché de cette visite.

— Mais... mais enfin, je ne comprends pas, qu’est-ce que vous cherchez ?

Elle se leva et enfila son manteau souple et noir. Pour la première fois, elle sourit :

— Je dois d’abord juger sur pièces.

19

Il est 2 heures du matin.

La pluie, toujours ; un roulement, une cadence, un martèlement ténu. Avec ses accents, ses syncopes, ses résonances différentes sur les vitres, les balcons, les parapets de pierre.

Anna se tient debout face aux fenêtres du salon. En sweat-shirt et pantalon de jogging, elle grelotte de froid dans cet appartement.

Dans l’obscurité, elle scrute à travers les vitres la silhouette noire du platane centenaire. Elle songe à un squelette d’écorce flottant dans l’air. Des os brûlés, marqués de filaments de lichen, presque argentés dans l’éclat des réverbères. Des griffes nues qui attendent leur revêtement de chair – le feuillage du printemps.

Elle baisse les yeux. Sur la table, devant elle, sont posés les objets qu’elle a achetés dans l’après-midi, après sa visite au chirurgien. Une torche électrique miniature, de marque Maglite ; un appareil photo polaroïd permettant des prises de vue nocturnes.

Depuis plus d’une heure, Laurent dort dans la chambre. Elle est restée à ses côtés, à guetter son sommeil. Elle a épié ses légers tressaillements, décharges du corps révélant les débuts de l’endormissement. Puis elle a écouté sa respiration devenue régulière, inconsciente.

Le premier sommeil.

Le plus profond.

Elle regroupe son matériel. Mentalement, elle dit adieu à l’arbre du dehors, à cette vaste pièce aux parquets moirés, aux canapés blancs. Et à toutes ses habitudes attachées à cet appartement. Si elle a raison, si ce qu’elle a imaginé est réel, alors il lui faudra fuir. Et tenter de comprendre.

Elle remonte le couloir. Elle marche avec tant de précaution qu’elle perçoit la respiration de la maison – les craquements du parquet, le bourdonnement de la chaudière, le frémissement des fenêtres, harcelées par la pluie...

Elle se glisse dans la chambre.

Parvenue près du lit, elle pose en silence l’appareil photographique sur la table de chevet puis incline sa lampe vers le sol. Elle place sa main dessus avant de déclencher le petit faisceau halogène, qui chauffe sa paume.

Alors seulement, elle se penche sur son mari, en retenant son souffle.

Elle discerne, dans le rayon de sa lampe, le profil immobile ; le corps dessiné en replis flous sous les couvertures. A cette vue, sa gorge se serre. Elle manque de flancher, de tout abandonner, mais elle se ressaisit.

Elle passe une première fois le faisceau sur le visage.

Aucune réaction : elle peut commencer.

D’abord, elle soulève légèrement les cheveux et observe le front : elle ne trouve rien. Aucune trace des trois cicatrices aperçues sur le cliché de Laferrière.

Elle descend sa torche vers les tempes ; aucune marque. Elle balaie la partie inférieure du visage, sous les mâchoires, le menton : pas l’ombre d’une anomalie.

Ses tremblements la reprennent. Et si tout cela n’était qu’un délire de plus ? Un nouveau chapitre de sa folie ? Elle se contracte et poursuit son examen.

Elle s’approche des oreilles, appuie très doucement sur le lobe supérieur afin d’en scruter la crête. Pas la moindre faille. Elle soulève très légèrement les paupières, en quête d’une incision. Il n’y a rien. Elle scrute les ailes du nez, l’intérieur des parois nasales. Rien.

Elle est maintenant trempée de sueur. Elle tente encore d’atténuer le bruit de sa respiration, mais son souffle lui échappe, par les lèvres, par les narines.

Elle se souvient d’une autre cicatrice possible. La suture en S sur le crâne. Elle se redresse, plonge lentement la main dans la chevelure de Laurent, relevant chaque mèche, pointant sa lampe sur chaque racine. Il n’y a rien. Pas de fissure. Pas de relief irrégulier. Rien. Rien. Rien.