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— Anna ! Mais qu’est-ce que tu fous ?

Les appels de Laurent lui semblaient provenir d’un autre monde.

Secouée de tremblements, Anna se releva, scruta de nouveau son reflet. Elle tourna la tête et abaissa d’un doigt son oreille droite. Elle trouva la ligne blanchâtre qui s’étirait sur la crête du lobe. Derrière l’autre oreille, elle découvrit exactement le même sillon.

Elle recula, tentant de maîtriser ses tremblements, les deux mains en appui sur le lavabo. Puis elle leva le menton, à la recherche d’un autre indice, la trace minuscule qui révélerait une opération de liposuccion. Elle n’eut aucun mal à la repérer.

Un vertige s’ouvrait en elle.

Une chute libre au fond de son ventre.

Elle baissa la tête, écarta ses cheveux en quête du dernier signe : la suture en forme de S, qui trahissait un prélèvement osseux. Le serpent rosâtre l’attendait sur le cuir chevelu, à la manière d’un reptile intime, immonde.

Elle se cramponna un peu plus pour ne pas défaillir, alors que la vérité éclatait dans son esprit. Elle ne se lâchait plus du regard, tête baissée, mèches ruisselantes, mesurant l’abîme dans lequel elle venait de tomber.

La seule personne qui avait changé de visage, c’était elle.

21

— Anna ? Bon sang, réponds-moi !

La voix de Laurent résonnait dans la salle de bains, planant à travers les dernières vapeurs, rejoignant l’air humide du dehors, par le vasistas ouvert. Ses appels se déployaient dans la cour de l’immeuble, poursuivant Anna jusque sur la corniche qu’elle venait d’atteindre.

— Anna ? Ouvre-moi !

Elle se déplaçait latéralement, dos au mur, en équilibre sur le parapet. Le froid de la pierre lui collait aux omoplates ; la pluie ruisselait sur son visage, le vent plaquait ses cheveux trempés sur ses yeux.

Elle évitait de regarder la cour, à vingt mètres sous ses pieds, et maintenait son regard droit devant elle, se concentrant sur la paroi de l’immeuble opposé.

— OUVRE-MOI !

Elle entendit la porte de la salle de bains craquer. Une seconde plus tard, Laurent s’encadrait dans la lucarne par laquelle elle avait fui – ses traits étaient décomposés, ses yeux injectés.

A la même seconde, elle atteignit le claustra qui délimitait le balcon. Elle attrapa la bordure de pierre, l’enjamba en un seul mouvement, et retomba de l’autre côté, à genoux, sentant claquer le kimono noir qu’elle avait enfilé sur sa robe.

— ANNA ! REVIENS !

A travers les colonnes de la balustrade, elle aperçut son mari qui la cherchait du regard. Elle se releva, courut le long de la terrasse, contourna la cloison suivante et se plaqua au mur, afin d’attaquer la nouvelle corniche.

A partir de cet instant, tout devint fou.

Entre les mains de Laurent, un émetteur VHP se matérialisa. Il hurla d’une voix paniquée :

— Appel à toutes les unités : elle est en fuite. Je répète : elle est en train de se tirer !

Quelques secondes plus tard, deux hommes surgirent dans la cour. Ils étaient en civil mais portaient des brassards rouges de la police. Ils braquaient dans sa direction des fusils de guerre.

Presque aussitôt, une fenêtre de vitrail s’ouvrit, dans l’immeuble qui lui faisait face, au troisième étage. Un homme apparut, les deux bras tendus sur un pistolet chromé. Il lança plusieurs coups d’œil avant de la repérer, cible parfaite dans sa ligne de mire.

Un nouveau galop retentit en bas. Trois hommes venaient de rejoindre les deux premiers. Parmi eux, il y avait Nicolas, le chauffeur. Ils serraient tous les mêmes fusils mitrailleurs au chargeur courbe.

Elle ferma les yeux et ouvrit les bras pour assurer son équilibre. Un grand silence l’habitait, qui anéantissait toute pensée et lui apportait une sérénité étrange.

Elle continua d’avancer, paupières closes, bras écartés. Elle entendait Laurent qui hurlait encore :

— Ne tirez pas ! Bon Dieu : il nous la faut vivante !

Elle rouvrit les yeux. Avec une distance incompréhensible, elle admira la symétrie parfaite du ballet. A droite, Laurent, peigné avec soin, criant dans sa radio, tendant vers elle son index. En face, le tireur immobile, les poings verrouillés sur son pistolet – elle discernait maintenant son micro fixé près des lèvres. En bas, les cinq hommes en position de tir, le visage levé, le geste arrêté.

Et au beau milieu de cette armée : elle. Forme de craie drapée de noir, dans la position du Christ.

Elle sentit la courbe d’une gouttière. Elle se cambra, glissa sa main de l’autre côté, puis se coula au-dessus de l’obstacle. Quelques mètres plus loin, une fenêtre l’arrêta. Elle se remémora la configuration de l’immeuble : cette fenêtre s’ouvrait sur l’escalier de service.

Elle releva son coude et le rabattit violement en arrière. La vitre résista. Elle reprit son élan, balança de nouveau son bras, de toutes ses forces. Le verre éclata. Elle poussa sur ses pieds et bascula en arrière.

Le châssis céda sous la pression. Le cri de Laurent l’accompagna dans sa chute :

— NE TIREZ PAS !

Il y eut un suspens d’éternité, puis elle rebondit sur une surface dure. Une flamme noire traversa son corps. Des chocs l’assaillirent. Dos, bras, talons claquèrent sur des arêtes dures alors que la douleur explosait en mille résonances dans ses membres. Elle roula sur elle-même. Ses jambes passèrent au-dessus de sa tête. Son menton s’écrasa sur sa cage thoracique et lui brisa le souffle.

Puis ce fut le néant.

Le goût de la poussière, d’abord. Celui du sang, ensuite. Anna reprenait conscience. Elle se tenait recroquevillée, en chien de fusil, au bas d’un escalier. Levant les yeux, elle aperçut un plafond gris, un globe de lumière jaune. Elle se trouvait bien là où elle l’espérait : l’escalier de service.

Elle attrapa la rampe et se remit debout. A priori, elle n’avait rien de cassé. Elle découvrit seulement une entaille le long de son bras droit – un morceau de verre avait déchiré le tissu et s’était enfoncé près de l’épaule. Elle était aussi blessée à la gencive, sa bouche était emplie de sang, mais ses dents semblaient en place.

Elle extirpa lentement le tesson, puis, d’un geste sec, déchira le bas de son kimono et se fabriqua une sorte de garrot-pansement.

Elle rassemblait déjà ses pensées. Elle avait dévalé un étage sur le dos, ce palier était donc celui du second. Ses poursuivants n’allaient pas tarder à surgir du rez-de-chaussée. Elle gravit les marches quatre à quatre, dépassant son propre étage, puis les quatrième et cinquième.

La voix de Laurent explosa soudain dans la spirale de l’escalier :

— Magnez-vous ! Elle va rejoindre l’autre immeuble par les chambres de bonne !

Elle accéléra et atteignit le septième, remerciant mentalement Laurent pour l’information.

Elle plongea dans le couloir des chambres de service et courut, croisant des portes, des verrières, des lavabos, puis, enfin, un autre escalier. Elle s’y précipita, franchit de nouveau plusieurs paliers quand, en un flash, elle comprit le piège. Ses poursuivants communiquaient par radio. Ils allaient l’attendre en bas de cet immeuble, pendant que d’autres surgiraient dans son dos.

Au même instant, elle perçut le bruit d’un aspirateur, sur sa gauche. Elle ne savait plus à quel étage elle se trouvait mais c’était sans importance : cette porte s’ouvrait sur un appartement, qui donnerait lui-même accès à un nouvel escalier.