Elle frappa contre la paroi de toutes ses forces.
Elle ne sentait rien. Ni les coups dans sa main, ni les battements dans sa cage thoracique.
Elle frappa encore. Une cavalcade résonnait déjà au-dessus d’elle, se rapprochant à grande vitesse. Il lui semblait aussi percevoir d’autres pas, en bas, qui montaient. Elle se rua de nouveau sur la porte, lançant ses poings comme des masses, hurlant des appels au secours.
Enfin, on ouvrit.
Une petite femme en blouse rose apparut dans l’entrebâillement. Anna la poussa de l’épaule puis referma la paroi blindée. Elle tourna deux fois la clé dans la serrure et la fourra dans sa poche.
Elle pivota et découvrit une vaste cuisine, à la blancheur immaculée. Stupéfaite, la femme de ménage se cramponnait à son balai. Anna lui cria près du visage :
— Vous ne devez plus ouvrir, vous comprenez ?
Elle lui attrapa les épaules et répéta :
— Plus ouvrir, tu piges ?
On cognait déjà, de l’autre côté.
— Police ! ouvrez !
Anna s’enfuit à travers l’appartement. Elle remonta un couloir, dépassa plusieurs chambres. Elle mit quelques secondes à comprendre que cet appartement était agencé comme le sien. Elle vira à droite pour trouver le salon. Des grands tableaux, des meubles en bois rouge, des tapis orientaux, des canapés plus larges que des matelas. Elle devait encore tourner à gauche pour rejoindre le vestibule.
Elle s’élança, se prit les pieds dans un chien – un gros caramel placide – puis tomba sur une femme en peignoir, une serviette éponge sur la tête.
— Qui... qui êtes-vous ? hurla-t-elle, en tenant son turban comme une jarre précieuse.
Anna faillit éclater de rire – ce n’était pas la question à lui poser aujourd’hui. Elle la bouscula, atteignit l’entrée, ouvrit la porte. Elle allait sortir quand elle vit des clés et un bipeur sur une desserte d’acajou : le parking. Ces immeubles accédaient tous au même parc souterrain. Elle attrapa la télécommande et plongea dans l’escalier tapissé de velours pourpre.
Elle pouvait les avoir – elle le sentait.
Elle descendit directement au sous-sol. Son torse lui cuisait. Sa gorge happait l’air par brèves aspirations. Mais son plan s’ordonnait dans sa tête. La souricière des flics allait se refermer au rez-de-chaussée. Pendant ce temps, elle sortirait par la rampe du parking. Cette issue s’ouvrait de l’autre côté du bloc, rue Daru. Il y avait fort à parier qu’ils n’avaient pas encore pensé à cette sortie...
Une fois dans le parking, elle courut à travers l’espace de béton, sans allumer, en direction de la porte basculante. Elle braquait son bipeur quand la paroi s’ouvrit d’elle-même. Quatre hommes armés dévalaient la pente. Elle avait sous-estimé l’ennemi. Elle n’eut que le temps de se planquer derrière une voiture, les deux mains sur le sol.
Elle les vit passer, sentit dans sa chair la vibration de leurs semelles lourdes, et faillit éclater en sanglots. Les hommes furetaient entre les voitures, balayant le sol de leurs lampes torches.
Elle s’écrasa contre le mur et prit conscience que son bras était poisseux de sang. Le garrot s’était dénoué. Elle le resserra en tirant le tissu avec ses dents alors que ses pensées couraient encore, en quête d’une inspiration.
Les poursuivants s’éloignaient lentement, fouillant, inspectant, scrutant chaque parcelle du périmètre. Mais ils allaient revenir sur leurs pas et finir par la découvrir. Elle lança encore un regard circulaire et aperçut, à quelques mètres sur la droite, une porte grise. Si ses souvenirs étaient exacts, cette issue débouchait sur un immeuble qui donnait également sur la rue Daru.
Sans plus réfléchir, elle se faufila entre le mur et les pare-chocs, atteignit la porte et l’entrouvrit juste assez pour s’y glisser. Quelques secondes plus tard, elle jaillissait dans un hall clair et moderne : personne. Elle vola au-dessus des marches et bondit dehors.
Elle s’élançait sur la chaussée, savourant le contact de la pluie, quand un hurlement de freins la stoppa net. Une voiture venait de piler à quelques centimètres d’elle, frôlant son kimono.
Elle recula, cassée, apeurée. L’automobiliste baissa sa vitre et gueula :
— Ho, cocotte ! Faut regarder quand tu traverses !
Anna ne prêta aucune attention à lui. Elle jetait de brefs coups d’œil de droite à gauche, à l’affût de nouveaux flics. Il lui semblait que l’air était saturé d’électricité, de tension, comme lorsqu’un orage menace.
Et l’orage, c’était elle.
Le conducteur la dépassa avec lenteur.
— Faut te faire soigner, ma grande !
— Casse-toi.
L’homme freina.
— Quoi ?
Anna le menaça de son index rougi de sang :
— Tire-toi, je te dis !
L’autre hésita, un tremblement passa sur ses lèvres. Il semblait deviner que quelque chose ne cadrait pas, que la situation dépassait la simple altercation de rue. Il haussa les épaules et accéléra.
Une nouvelle idée. Elle s’enfuit à toutes jambes vers l’église orthodoxe de Paris, située quelques numéros plus haut. Elle longea la grille, traversa une cour de gravier et grimpa les marches qui menaient au portail. Elle poussa une vieille porte de bois verni et se jeta dans les ténèbres.
La nef lui parut plongée dans le noir absolu mais en réalité, c’étaient les palpitations de ses tempes qui obscurcissaient sa vision. Peu à peu, elle discerna des ors brunis, des icônes roussâtres, des dos de chaise cuivrés qui ressemblaient à autant de flammes lasses.
Elle avança avec retenue et repéra d’autres éclats atténués, tout en discrétion. Chaque objet se disputait ici les quelques gouttes de lumière distillées par les vitraux, les cierges, les lustres de fer forgé. Même les personnages des fresques paraissaient vouloir s’arracher à leurs ténèbres pour boire quelque clarté. L’espace tout entier était nimbé d’une lumière d’argent ; un clair-obscur moiré, où une sourde lutte s’était engagée entre la lumière et la nuit.
Anna reprenait son souffle. Une brûlure consumait sa poitrine. Sa chair et ses vêtements étaient trempés de sueur. Elle s’arrêta, s’appuya contre une colonne et savoura la fraîcheur de la pierre. Bientôt, les pulsations de son cœur s’apaisèrent. Chaque détail ici lui semblait posséder des vertus apaisantes : les cierges qui vacillaient sur leurs chandeliers, les visages du Christ, longs et fondus comme des pains de cire, les lampes mordorées, suspendues à la manière de fruits lunaires.
— Ça ne va pas ?
Elle se retourna et découvrit Boris Godounov en personne. Un pope géant, vêtu d’une robe noire, portant une longue barbe blanche en guise de plastron. Malgré elle, elle se demanda de quel tableau il sortait. Il répéta de sa voix de baryton :
— Vous vous sentez bien ?
Elle lança un coup d’œil à la porte puis demanda :
— Vous avez une crypte ?
— Je vous demande pardon ?
Elle s’efforça d’articuler chaque mot :