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— Une crypte. Une salle pour les cérémonies funéraires.

Le religieux crut comprendre le sens de la requête. Il se forgea une mine de circonstance et glissa ses mains dans ses manches :

— Qui enterrez-vous, mon enfant ?

— Moi.

22

Quand elle pénétra dans le service des urgences de l’hôpital Saint-Antoine, elle comprit qu’une nouvelle épreuve l’attendait. Une épreuve de force contre la maladie et la démence.

Les rampes fluorescentes de la salle d’attente se reflétaient sur les murs de carrelage blanc et annulaient toute lumière venue du dehors. Il aurait pu tout aussi bien être 8 heures du matin que 11 heures du soir. La chaleur renforçait encore cette atmosphère de sas. Une force étouffante, inerte, s’abattait sur les corps comme une masse plombée, chargée d’odeurs d’antiseptiques. On entrait ici dans une zone de transit située entre la vie et la mort, indépendante de la succession des heures et des jours.

Sur les sièges vissés au mur s’entassaient des échantillons hallucinants d’humanité malade. Un homme au crâne rasé, la tête entre les mains, ne cessait de se gratter les avant-bras, déposant sur le sol une poussière jaunâtre ; son voisin, un clochard sanglé sur un siège roulant, injuriait les infirmières d’une voix de gorge tout en suppliant qu’on lui remette les tripes en place ; non loin d’eux, une vieillarde, debout, vêtue d’une blouse de papier, ne cessait de se déshabiller en murmurant des mots inintelligibles, révélant un corps gris, aux plis d’éléphant, ceinturé par une couche de bébé. Un seul personnage paraissait normal ; il se tenait assis, de profil, près d’une fenêtre. Pourtant, lorsqu’il se tournait, il révélait une moitié de visage incrustée de bris de verre et de filaments de sang séché.

Anna n’était ni étonnée ni effrayée par cette cour des Miracles. Au contraire. Ce bunker lui paraissait le lieu idéal pour passer inaperçue.

Quatre heures auparavant, elle avait entraîné le pope au fond de la crypte. Elle lui avait expliqué qu’elle était d’origine russe, fervente pratiquante, qu’elle était atteinte d’une maladie grave et qu’elle voulait être inhumée dans ce lieu sacré. Le religieux s’était montré sceptique mais l’avait tout de même écoutée durant plus d’une demi-heure. Il l’avait ainsi abritée malgré lui pendant que les hommes aux brassards rouges écumaient le quartier.

Lorsqu’elle était revenue à la surface, la voie était libre. Le sang de sa blessure avait coagulé. Elle pouvait évoluer dans les rues, le bras glissé sous son kimono, sans trop attirer l’attention. Avançant au pas de course, elle bénissait Kenzo et les fantaisies de la mode qui permettaient qu’on porte une robe de chambre en ayant l’air, tout simplement, dans le coup.

Durant plus de deux heures, elle avait erré ainsi, sans repères, sous la pluie, se perdant dans la foule des Champs-Elysées. Elle s’efforçait de ne pas réfléchir, de ne pas s’approcher des gouffres béants qui cernaient sa conscience.

Elle était libre, vivante.

Et c’était déjà beaucoup.

A midi, place de la Concorde, elle avait pris le métro. La ligne n° 1, direction Château de Vincennes. Assise au fond d’un wagon, elle avait décidé, avant même d’envisager la moindre solution de fuite, d’obtenir une confirmation. Elle avait énuméré, mentalement, les hôpitaux qui se trouvaient sur sa ligne et s’était décidée pour Saint-Antoine, tout proche de la station Bastille.

Elle attendait maintenant depuis vingt minutes, quand un médecin apparut, tenant une grande enveloppe de radiographie. Il la déposa sur un comptoir désert puis se pencha pour fouiller dans un des tiroirs du bureau. Elle bondit à sa rencontre :

— Je dois vous voir tout de suite.

— Attendez votre tour, jeta-t-il par-dessus son épaule sans même la regarder. Les infirmières vous appelleront.

Anna lui saisit le bras :

— Je vous en prie. Je dois faire une radiographie.

L’homme se retourna avec humeur mais son expression changea lorsqu’il la découvrit.

— Vous êtes passée à l’accueil ?

— Non.

— Vous n’avez pas donné votre carte Vitale ?

— Je n’en ai pas.

L’urgentiste la contempla des pieds à la tête. C’était un grand gaillard très brun, en chasuble blanche et sabots de liège. Avec sa peau bronzée, sa blouse en V ouverte sur un torse velu et une chaîne en or, il ressemblait à un dragueur de comédie italienne. Il la détailla sans aucune gêne, un sourire de connaisseur collé aux lèvres. D’un geste, il désigna le kimono déchiré, le sang coagulé :

— C’est pour votre bras ?

— Non. Je... J’ai mal au visage. Je dois faire une radiographie.

Il fronça un sourcil, se gratta les poils du torse – le crin dur de l’étalon.

— Vous avez fait une chute ?

— Non. Je dois avoir une névralgie faciale. Je ne sais pas.

— Ou simplement une sinusite. (Il lui fit un clin d’œil.) Il y en a plein en ce moment.

Il lança un regard sur la salle et ses pensionnaires : le junkie, le saoulard, la grand-mère... La troupe habituelle. Il soupira ; il paraissait tout à coup disposé à s’accorder une petite trêve en compagnie d’Anna.

Il la gratifia d’un large sourire, modèle Côte d’Azur, et susurra d’une voix chaude :

— On va vous passer au scanner, la miss. Un panoramique. (Il attrapa sa manche déchirée.) Mais d’abord, pansement.

Une heure plus tard, Anna se tenait sous la galerie de pierre qui borde les jardins de l’hôpital ; le médecin lui avait permis d’attendre là les résultats de son examen.

Le temps avait changé, des flèches de soleil se diluaient dans l’averse, la transformant en une brume d’argent, à la clarté irréelle. Anna observait avec attention les soubresauts de la pluie sur les feuilles des arbres, les flaques miroitantes, les fins ruisseaux qui se dessinaient entre les graviers et les racines des bosquets. Ce petit jeu lui permettait de maintenir encore le vide dans son esprit et de maîtriser sa panique latente. Surtout pas de questions. Pas encore.

Des sabots claquèrent sur sa droite. Le médecin revenait, longeant les arcades de la galerie, clichés en main. Il ne souriait plus du tout.

— Vous auriez dû me parler de votre accident.

Anna se leva.

— Mon accident ?

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Un truc en voiture, non ?

Elle recula avec frayeur. L’homme secoua la tête, incrédule :

— C’est dingue ce qu’ils font maintenant en chirurgie plastique. Jamais j’aurais pu deviner en vous voyant...

Anna lui arracha le scanner des mains.

L’image montrait un crâne fissuré, suturé, recollé en tous sens. Des lignes noires révélaient des greffes, à hauteur du front et des pommettes ; des failles autour de l’orifice nasal trahissaient une refonte complète du nez ; des vis, au coin des maxillaires et des tempes, maintenaient des prothèses.

Anna partit d’un rire brisé, un rire-sanglot, avant de s’enfuir sous les arcades.

Le scanner virevoltait dans sa main comme une flamme bleue.

QUATRE

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