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Paul percevait dans tous ces indices la puissance d’un exode permanent, d’un fleuve humain, à la source lointaine, qui coulait sans trêve ni cohérence à l’intérieur de ces rues. Pourtant, ce quartier possédait une autre raison d’être : la confection de vêtements. Les Turcs ne contrôlaient pas ce métier, tenu par la communauté juive du Sentier, mais ils s’étaient imposés, depuis les grandes migrations des années 50, comme un maillon essentiel de la chaîne. Ils fournissaient les grossistes grâce à leurs centaines d’ateliers et d’ouvriers à domicile ; des milliers de mains travaillant des milliers d’heures, qui pouvaient – presque – concurrencer les Chinois. Les Turcs avaient en tout cas le bénéfice de l’ancienneté et une position sociale un rien plus légale.

Les deux policiers avaient plongé dans ces rues encombrées, agitées, étourdissantes. Au gré des livreurs, des camions ouverts, des sacs, des ballots, des vêtements passant de main en main. Le Chiffre avait joué encore au guide. Il connaissait les noms, les propriétaires, les spécialités. Il évoquait les Turcs qui lui avaient servi d’indics, les coursiers qu’il « tenait » pour telle ou telle raison, les restaurateurs qui lui « devaient ». La liste semblait infinie. Paul avait d’abord tenté de prendre des notes, puis il avait abandonné. Il s’était laissé porter par les explications de Schiffer tout en observant l’agitation qui les entourait, en s’imprégnant des cris, des klaxons, des odeurs de pollution – de tout ce qui composait le grain du quartier.

Enfin, le mardi à midi, ils avaient franchi l’ultime frontière pour accéder au noyau central. Le bloc compact qu’on appelait « la Petite Turquie », couvrant la rue des Petites-Ecuries, la cour et le passage du même nom, la rue d’Enghien, la rue de l’Echiquier et la rue du Faubourg-Saint-Denis. Quelques hectares seulement, où la plupart des immeubles, des combles, des caves étaient strictement peuplés de Turcs.

Cette fois, Schiffer avait procédé à un véritable décryptage, lui livrant les codes et les clés de ce village unique. Il avait révélé les raisons d’être de chaque porche, de chaque bâtiment, de chaque fenêtre. Cette arrière-cour qui s’ouvrait sur un hangar et abritait en réalité une mosquée ; ce local non meublé, au fond d’un patio, qui était un foyer d’extrême gauche... Schiffer avait éclairé toutes les lanternes de Paul, levant les mystères qui le taraudaient depuis des semaines. Comme l’énigme de ces types blonds vêtus de noir toujours postés dans la cour des Petites-Ecuries :

— Des Lazes, avait expliqué le Chiffre, originaires de la mer Noire, au nord-est de la Turquie. Des guerriers, des bagarreurs. Mustafa Kemal lui-même recrutait ses gardes du corps parmi eux. Leur légende vient de loin. Dans la mythologie grecque, ce sont eux qui gardaient la Toison d’or, en Colchide.

Ou encore ce bar obscur, rue des Petites-Ecuries, où trônait la photographie d’un gros moustachu :

— Le quartier général des Kurdes. Le portrait, c’est Apo. Tonton. Abdullah Oçalan, le chef du PKK, actuellement en taule.

Le Chiffre s’était alors lancé dans une tirade d’envergure, presque un hymne national.

— Le plus grand peuple sans pays. Vingt-cinq millions en tout, dont douze en Turquie. Comme les Turcs, ils sont musulmans. Comme les Turcs, ils portent la moustache. Comme les Turcs, ils bossent dans les ateliers de confection. Le seul problème, c’est qu’ils ne sont pas turcs. Et que rien ni personne ne pourra les assimiler.

Schiffer lui avait aussi présenté les Alevis, qui se réunissaient rue d’Enghien.

— Les « Têtes Rouges ». Des musulmans de confession chiite, qui pratiquent le secret de l’appartenance. Des coriaces, tu peux me croire... Des rebelles, souvent de gauche. Et aussi une communauté très soudée, sous le signe de l’initiation et de l’amitié. Ils choisissent un « frère juré », un « compagnon initié » et s’avancent à deux devant Dieu. Une vraie force de résistance face à l’islam traditionnel.

Quand Schiffer parlait ainsi, il semblait éprouver un respect obscur pour ces peuples qu’il ne cessait en même temps de honnir. En réalité, il oscillait entre la haine et la fascination pour le monde turc. Paul se souvenait même d’une rumeur selon laquelle il avait failli épouser une Anatolienne. Que s’était-il passé ? Comment avait fini cette histoire ? C’était en général au moment où il imaginait une sublime intrigue romantique entre Schiffer et l’Orient que ce dernier attaquait le pire discours raciste.

Les deux hommes étaient maintenant tassés dans leur bagnole banalisée, une vieille Golf que l’Hôtel de Police avait bien voulu fournir à Paul au début de l’enquête. Ils étaient stationnés au coin de la rue des Petites-Ecuries et de la rue du Faubourg-Saint-Denis, juste devant la brasserie Le Château d’Eau.

La nuit tombait et se mêlait à la pluie pour fondre le paysage en un bourbier, un limon sans couleur. Paul regarda sa montre. 20 heures 30.

— Qu’est-ce qu’on fout, là, Schiffer ? On devait s’attaquer à Marius aujourd’hui et...

— Patience. Le concert va commencer.

— Quel concert ?

Schiffer se trémoussa sur son siège, lissant les plis de son Barbour :

— Je te l’ai déjà dit. Marius possède une salle sur le boulevard de Strasbourg. Un ancien cinéma porno. Ce soir, il y a un concert. Ses gardes du corps s’occupent du service d’ordre. (Il fit un clin d’œil.) Le moment idéal pour le cueillir.

Il désigna l’axe qui s’ouvrait devant eux :

— Démarre et prends la rue du Château-d’Eau.

Paul s’exécuta avec humeur. Mentalement, il avait donné une seule chance au Chiffre. En cas d’échec chez Marius, il le ramènerait illico à Longères, dans son hospice. Mais il était aussi impatient d’observer l’animal à l’œuvre.

— Gare-toi au-delà du boulevard de Strasbourg, ordonna Schiffer. En cas de pépin, on sortira par une issue de secours que je connais.

Paul traversa l’artère perpendiculaire, dépassa un bloc, puis se parqua au coin de la rue Bouchardon.

— Il n’y aura pas de pépin, Schiffer.

— File-moi les photos.

Il hésita puis lui donna l’enveloppe contenant les clichés des cadavres. L’homme sourit en ouvrant sa portière :

— Si tu me laisses faire, tout se passera bien.

Paul sortit à son tour, pensant : « Une chance, mon canard. Pas deux. »

24

Dans la salle, la pulsation était si forte qu’elle occultait toute autre sensation. L’onde de choc vous passait dans les tripes, vous écorchait les nerfs, puis vous descendait dans les talons jusqu’à remonter par les vertèbres, les faisant trembler telles les lames d’un vibraphone.

Instinctivement, Paul rentra la tête dans les épaules et se plia en deux, comme pour éviter les coups qui lui tombaient dessus, l’atteignant à l’estomac, à la poitrine et sur les deux côtés du visage, là où ses tympans prenaient feu.

Il cligna les yeux pour se repérer dans les ténèbres enfumées, alors que les projecteurs de la scène tournoyaient à travers l’espace.

Enfin, il aperçut le décor. Des balustrades ciselées d’or, des colonnes de stuc, des lustres de faux cristal, de lourdes tentures carmin... Schiffer avait parlé d’un ancien cinéma mais ce décor rappelait plutôt le kitsch usé d’un vieux cabaret, une espèce de caf’conc’pour opérettes à jabots, où des fantômes gominés auraient refusé de céder la place aux furieux groupes néo-métal.