Sur la scène, les musiciens s’agitaient, psalmodiant des « fuckin’ » et des « killin’ » comme s’il en pleuvait. Torse nu, luisants de sueur et de fièvre, ils maniaient guitares, micros et platines à la manière d’armes d’assaut, soulevant les premiers rangs en ondulations saccadées.
Paul quitta le bar et descendit vers le parterre. Plongeant dans la foule, il sentit naître en lui une nostalgie familière. Les concerts de sa jeunesse ; le pogo furieux, à sauter comme un ressort sur les riffs rageurs des Clash ; les quatre accords appris sur sa guitare d’occasion, qu’il avait ensuite revendue quand les cordes lui avaient trop vivement rappelé les zébrures ensanglantées du siège de son père.
Il prit conscience qu’il avait perdu de vue Schiffer. Il pivota, scruta les spectateurs restés en haut des marches, près du bar. Ils se tenaient dans une attitude condescendante, un verre à la main, daignant répondre aux martèlements de la scène par un discret déhanchement. Paul passa en revue ces visages d’ombre, auréolés de faisceaux colorés ; pas de Schiffer.
Soudain, une voix éclata à son oreille :
— Tu veux gober ?
Paul se retourna pour découvrir un visage livide, brillant sous une casquette.
— Quoi ?
— J’ai des Black Bombay d’enfer.
— Des quoi ?
Le type se pencha et noua sa main sur l’épaule de Paul.
— Des Black Bombay. Des Bombay hollandais. D’où tu sors, mec ?
Paul se dégagea et extirpa sa carte tricolore.
— Voilà d’où je sors. Casse-toi avant que je t’embarque.
Le mec disparut comme une flamme qu’on souffle. Paul observa un instant son porte-carte frappé du sceau de la police, et mesura le gouffre entre les concerts de jadis et son profil d’aujourd’hui ; un flic intransigeant, un représentant de l’ordre public, implacable qui remuait la fange. Avait-il imaginé cela quand il avait vingt ans ?
Il reçut un coup dans le dos.
— Ça va pas, non ? hurla Schiffer. Range-moi ça.
Paul était en nage. Il tenta de déglutir, sans y parvenir. Tout vacillait autour de lui ; les éclats de lumière cassaient les visages, les froissaient comme des feuilles d’aluminium.
Le Chiffre lui fila un nouveau direct, plus amical, dans le bras.
— Viens. Marius est là. On va le choper dans son trou.
Ils s’enfoncèrent parmi les corps serrés, mouvants, oscillants ; un flot frénétique d’épaules et de hanches trépignant en cadence, réponse brutale, instinctive, aux rythmes crachés par la scène. Les deux flics, jouant des coudes et des genoux, parvinrent à atteindre l’estrade.
Schiffer bifurqua à droite, sous les couinements suraigus des guitares qui jaillissaient des enceintes. Paul avait du mal à le suivre. Il l’aperçut qui s’entretenait avec un videur, sous le souffle furieux de la sono. L’homme acquiesça et ouvrit une porte invisible. Paul eut juste le temps de se glisser dans la faille.
Ils débouchèrent dans un boyau étroit, à peine éclairé. Des affiches brillaient sur les murs. Sur la plupart d’entre elles, le croissant turc, associé au marteau communiste, formait un symbole politique éloquent. Schiffer expliqua :
— Marius dirige un foyer d’extrême gauche, rue Jarry. Ce sont ses petits copains qui ont foutu le feu aux prisons turques l’année dernière.
Paul avait vaguement entendu parler de ces émeutes, mais il ne posa aucune question. Il n’était pas d’humeur géopolitique. Les deux hommes se mirent en marche. L’écho sourd de la musique frappait dans leur dos. Schiffer ricana, sans ralentir :
— Le coup des concerts, c’est bien vu. Un vrai marché captif !
— Comprends pas.
— Marius bricole aussi dans la drogue. Ecstasy. Amphètes. Tout ce qui est à base de speed (Paul tiqua), ou de LSD. Il développe sa propre clientèle avec ses concerts. Il gagne sur tous les tableaux.
Sur une impulsion, Paul demanda.
— Un Black Bombay, vous savez ce que c’est ?
— Un truc qui se fait beaucoup, ces dernières années. Un Ecstasy coupé avec de l’héroïne.
Comment un bonhomme de cinquante-neuf ans, tout juste sorti de l’hospice, pouvait-il connaître les dernières tendances en matière d’Ecstasy ? Encore un mystère.
— C’est idéal pour te faire redescendre, ajouta-t-il. Après l’excitation du speed, l’héroïne te ramène au calme. Tu passes en douceur des yeux en soucoupes aux pupilles en têtes d’épingle.
— En têtes d’épingle ?
— Mais oui, l’héroïne fait dormir. Un junk pique toujours du nez. (Il s’arrêta.) Je comprends pas. T’as jamais travaillé sur une affaire de drogue ou quoi ?
— J’ai fait quatre ans à la répression des drogues. Ça ne fait pas de moi un défoncé.
Le Chiffre lui servit son plus beau sourire :
— Comment tu veux combattre le mal si t’y as pas goûté ? Comment tu veux comprendre l’ennemi si tu connais pas ses atouts ? Il faut savoir ce que les mômes cherchent dans cette merde. La force de la drogue, c’est que c’est bon. Putain, si tu sais pas ça, c’est même pas la peine de t’attaquer à la défonce.
Paul se souvint de sa première idée : Jean-Louis Schiffer, le père de tous les flics. Mi-héros, mi-démon. Le meilleur et le pire réunis en un seul homme.
Il ravala sa colère. Son partenaire s’était remis en marche. Un dernier virage et deux colosses en manteau de cuir apparurent, encadrant une porte peinte en noir.
Le flic peigné en brosse brandit une carte tricolore. Paul tressaillit : d’où sortait-il ce vestige ? Ce détail lui parut confirmer la nouvelle donne : c’était maintenant le Chiffre qui tenait la barre. Comme pour l’achever, il se mit à parler turc.
Le garde du corps hésita, puis leva la main pour frapper à la porte. Schiffer l’arrêta d’un geste et actionna lui-même la poignée. En entrant, il cracha à Paul par-dessus son épaule :
— Pendant l’interrogatoire, je veux pas t’entendre.
Paul voulut balancer une vanne bien sentie mais il n’était plus temps de répondre. Cette entrevue allait être son laboratoire.
25
— Salaam aleikoum, Marius !
L’homme affalé dans son fauteuil faillit tomber à la renverse.
— Schiffer... ? Aleikoum salaam, mon frère !
Marek Cesiuz s’était déjà ressaisi. Il se leva et contourna son bureau de fer, affichant un large sourire. Il portait un maillot de football rouge et or, les couleurs du club de Galatasaray. Décharné, il flottait dans l’étoffe satinée à la manière d’une banderole sur la tribune d’un stade. Impossible de lui donner un âge précis. Ses cheveux roux-gris évoquaient des cendres mal éteintes ; ses traits étaient crispés en une expression de joie froide qui lui donnait un air sinistre d’enfant-vieillard ; sa peau cuivrée accentuait son faciès d’automate et se confondait avec sa chevelure de rouille.