Paul se précipita mais Schiffer le repoussa d’une bourrade. Paul porta la main à son arme mais la gueule noire d’un Manhurin 44 Magnum le pétrifia. Le Chiffre avait lâché le Turc et dégainé dans la même seconde :
— Tu surveilles la porte.
Paul resta sidéré. D’où sortait ce flingue ? Déjà, Marius glissait sur sa chaise à roulettes et ouvrait un tiroir.
— Derrière vous !
Schiffer pivota et lui balança son canon en pleine face. Marius fit un tour complet sur son siège et se fracassa parmi des piles de tracts. Le Chiffre l’attrapa par le maillot et lui enfonça le calibre sous la gorge :
— Les fiches, raclure de Turc. Sinon, je te le jure, je te laisse pour mort.
Marek tremblait par secousses ; le sang moussait entre ses dents brisées, alors que son expression joyeuse persistait toujours. Schiffer rengaina et le traîna jusqu’au massicot.
Paul dégaina à son tour et hurla.
— Arrêtez ça !
Schiffer leva la guillotine et y fourra la main droite de l’homme :
— File-moi ces dossiers, sac à merde !
— ARRÊTEZ ÇA OU JE TIRE !
Le Chiffre ne leva même pas les yeux. Il appuya lentement sur la lame. La peau des phalanges se plissa sous le couperet. Le sang jaillit par petites bulles noires. Marius hurla, mais moins fort que Paul :
— SCHIFFER !
Il se cramponnait à deux mains sur la crosse de son arme, plaçant le Chiffre dans sa mire. Il fallait qu’il tire. Il fallait...
La porte s’ouvrit violemment derrière lui. Il se sentit propulsé en avant, roula sur lui-même et se retrouva coincé au pied du bureau de ferraille, la nuque à angle droit.
Les deux gardes du corps dégainaient quand des gouttes de sang les éclaboussèrent. Un sifflement d’hyène emplit la pièce. Paul comprit que Schiffer avait fini le boulot. Il se releva sur un genou et cria, agitant son flingue dans la direction des Turcs :
— Reculez !
Les hommes ne bougeaient pas, hypnotisés par la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Tremblant des pieds à la tête, Paul tendit son 9 millimètres à hauteur de leurs gueules :
— Reculez, putain de Dieu !
Il les frappa au torse avec son canon et parvint à leur faire franchir le seuil à reculons. Il referma la porte avec son dos et put contempler, enfin, le cauchemar à l’œuvre.
Marius sanglotait, à genoux, la main toujours prisonnière du massicot. Ses doigts n’étaient pas complètement tranchés mais les phalanges étaient à nu, les chairs retroussées sur les os. Schiffer tenait toujours le manche, le visage déformé par un rictus sardonique.
Paul rengaina. Il fallait maîtriser ce malade. Il s’apprêtait à charger quand le Turc tendit sa main valide vers une des armoires argentées, à côté de la photocopieuse.
— Les clés ! hurla Schiffer.
Marius tenta de saisir le trousseau fixé à sa ceinture. Le Chiffre le lui arracha et égrena sous son nez chacune des clés ; d’un signe de tête, le Turc désigna celle qui devait ouvrir la serrure.
Le vieux flic s’attaqua au bloc de rangement. Paul en profita pour libérer le supplicié. Il leva, avec précaution, la lame poissée de franges rougeâtres. Le Turc s’écroula au pied du meuble et se roula en chien de fusil, gémissant :
— Hôpital... hôpital...
Schiffer se retourna, l’air halluciné. Il tenait un dossier cartonné, scellé par une courroie de tissu. Il l’ouvrit en un geste désordonné et trouva les fiches ainsi que les polaroïds des trois victimes.
En état de choc, Paul comprit qu’ils avaient gagné.
26
Ils empruntèrent la sortie de secours et coururent jusqu’à la Golf. Paul démarra à l’arraché et manqua de se prendre une bagnole qui passait au même instant.
Il fila à fond, braquant à droite dans la rue Lucien-Sampaix. Il comprit avec un temps de retard qu’il s’était engagé dans un sens interdit. D’un coup de coude, il tourna une nouvelle fois, à gauche toute : le boulevard de Magenta.
La réalité dansait devant ses yeux. Des larmes se mêlaient à la pluie du pare-brise pour tout troubler. Il apercevait tout juste les feux de signalisation qui saignaient comme des plaies dans l’averse.
Il franchit un premier carrefour, sans freiner, puis un deuxième, provoquant un chaos de dérapages et de coups de klaxon. Au troisième feu, enfin, il pila. Durant quelques secondes, un bourdonnement retentit dans sa tête, puis il sut ce qu’il devait faire.
Vert.
Il accéléra sans débrayer, cala, jura.
Il tournait la clé de contact quand la voix de Schiffer s’éleva :
— Où tu vas ?
— Au poste, haleta-t-il. Je t’arrête, salopard.
De l’autre côté de la place, la gare de l’Est brillait comme un paquebot de croisière. Il démarrait de nouveau quand le Chiffre passa la jambe de son côté et écrasa la pédale d’accélérateur.
— Putain de...
« Schiffer attrapa le volant et braqua sur la droite. Ils s’engouffrèrent dans la rue Sibour, une ruelle oblique qui longe l’église Saint-Laurent. Toujours d’une main, il tourna encore une fois, forçant la Golf à cahoter sur les plots de la piste cyclable et à s’écraser contre le trottoir.
Paul se prit le volant dans les côtes. Il hoqueta, toussa, puis se liquéfia en une suée brûlante. Il noua son poing et se tourna vers son passager, prêt à lui défoncer la mâchoire.
La pâleur de l’homme l’en dissuada. Jean-Louis Schiffer avait de nouveau pris vingt ans. Tout son profil se coulait dans la ligne de son cou flasque. Ses yeux étaient vitreux au point de paraître transparents. Une vraie tête de mort.
— Vous êtes un cinglé, souffla-t-il, utilisant de nouveau le vouvoiement comme une marque de dégoût. Un putain de malade. Comptez sur moi pour vous charger au maximum. Vous allez crever en taule, salopard de tortionnaire !
Sans répondre, Schiffer trouva un vieux plan de Paris dans la boîte à gants et en arracha plusieurs pages pour nettoyer sa veste maculée de sang. Ses mains tavelées tremblaient, les mots sifflèrent entre ses dents.
— Y a pas trente-six manières de traiter avec ces enculés.
— Nous sommes des flics.
— Marius est une ordure. Il asservit ses putes ici en faisant mutiler leurs enfants là-bas, au pays. Un bras, une jambe : ça calme les mamans turques.
— Nous sommes la loi.
Paul retrouvait son souffle, son assurance. Son champ de vision se rétablissait : le mur plein et noir de l’église ; les gargouilles au-dessus de leur tête, dressées comme des potences ; et la pluie, toujours, qui assiégeait la nuit.
Schiffer balança les pages rougeâtres, baissa sa vitre et cracha.
— Il est trop tard pour te débarrasser de moi.
— Si vous croyez que j’ai peur de répondre de mes actes... Vous vous gourez complètement. Vous irez au trou, même si je dois partager votre cellule !
D’une main, Schiffer alluma le plafonnier puis ouvrit le dossier à courroie posé sur ses genoux. Il saisit les fiches des trois ouvrières ; de simples feuilles volantes, imprimées laser, sur lesquelles était agrafé un portrait polaroïd. Il arracha les clichés et les disposa sur le tableau de bord, comme s’il s’agissait de cartes de tarot. Il se racla de nouveau la gorge et demanda :