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— Qu’est-ce que tu vois ?

Paul ne bougea pas. Les lumières des réverbères faisaient miroiter les trois photos, au-dessus du volant. Depuis deux mois, il cherchait ces visages. Il les avait imaginés, dessinés, effacés, cent fois recommencés... Maintenant, face à eux, il éprouvait un trac de puceau.

Schiffer l’attrapa par la nuque et le força à se pencher :

— Qu’est-ce que tu vois ? fit-il avec un bruit de gorge.

Paul écarquilla les yeux. Trois femmes aux traits doux le regardaient, l’air légèrement hébété par le flash. Des chevelures rousses encadraient leur visage plein.

— Qu’est-ce que tu remarques ? insista le Chiffre.

Paul hésita :

— Elles se ressemblent, non ?

Schiffer répéta en éclatant de rire :

— Elles se ressemblent ? Tu veux dire que c’est chaque fois la même !

Paul se tourna vers lui. Il n’était pas certain de saisir :

— Et alors ?

— Et alors, tu avais raison. Le tueur traque un seul et même visage. Un visage qu’il aime et qu’il déteste à la fois. Un visage qui l’obsède, qui provoque en lui des pulsions contradictoires. Sur ses motivations, on peut tout supposer. Mais on sait maintenant qu’il poursuit un but.

La colère de Paul se transforma en sentiment de victoire. Ainsi, ses intuitions étaient justes : des ouvrières clandestines, des traits identiques... Avait-il raison aussi pour la statuaire antique ?

Schiffer renchérit :

— Ces visages, c’est un sacré pas en avant, crois-moi. Parce qu’ils nous donnent une information essentielle. Le meurtrier connaît ce quartier comme sa poche.

— Ce n’est pas une découverte.

— On supposait qu’il était turc, pas qu’il connaissait le moindre atelier, la moindre cave. Tu te rends compte de la patience et de l’acharnement qu’il faut pour trouver des filles qui se ressemblent à ce point-là ? Ce salaud a ses entrées partout.

Paul prononça d’une voix plus calme :

— Okay. J’admets que sans vous, je n’aurais jamais mis la main sur ces photos. Alors, je vous fais grâce du dépôt. Je vous ramène directement à Longères, sans passer par la case police.

Il tourna la clé de contact, mais Schiffer lui agrippa le bras :

— Tu fais erreur, petit. Plus que jamais, t’as besoin de moi.

— C’est fini pour vous.

Le Chiffre souleva l’une des fiches, l’agita à la lueur de la lampe :

— On n’a pas seulement leur visage et leur identité. On possède aussi les coordonnées de leurs ateliers. Et ça, c’est du solide.

Paul lâcha sa clé :

— Leurs collègues auraient pu voir quelque chose ?

— Souviens-toi de ce qu’a dit le légiste. Elles avaient le ventre vide. Elles rentraient du boulot. Il faut interroger les ouvrières qui prenaient le même chemin chaque soir. Et aussi les patrons des ateliers. Mais pour ça tu as besoin de moi, mon garçon.

Schiffer n’avait pas à insister : déjà trois mois que Paul se cognait contre les mêmes murs. Il s’imaginait déjà reprendre l’enquête en solo pour obtenir un zéro à l’infini.

— Je vous donne une journée, concéda-t-il. On visite les ateliers. On interroge les collègues, les voisins, les conjoints, s’il y en a. Ensuite, retour à l’hospice. Et je vous préviens : à la moindre merde, je vous tue. Cette fois, je n’hésiterai pas.

L’autre s’efforça de rire mais, Paul le sentait, il avait peur. La trouille les tenait désormais tous les deux. Il allait démarrer quand il s’immobilisa de nouveau – il voulait en avoir le cœur net.

— Chez Marius, cette violence, pourquoi ?

Schiffer observa les sculptures des gargouilles, qui s’élevaient dans les ténèbres. Des diables lovés sur leur perchoir ; des incubes au mufle retroussé ; des démons aux ailes de chauve-souris. Il conserva le silence un moment puis murmura :

— Y avait pas d’autre moyen. Ils ont décidé de rien dire.

— Qui ça : « ils » ?

— Les Turcs. Le quartier est verrouillé, putain ! On va devoir arracher chaque parcelle de vérité.

La voix de Paul se fêla, montant dans l’aigu :

— Mais pourquoi font-ils ça ? Pourquoi ne veulent-ils pas nous aider ?

Le Chiffre scrutait toujours les gueules de pierre. Sa pâleur concurrençait le plafonnier :

— T’as pas encore compris ? Ils protègent le tueur.

CINQ

27

Entre ses bras, elle avait été une rivière.

Une force fluide, souple, déployée. Elle avait effleuré les nuits et les jours comme l’onde caresse les herbes englouties, sans jamais en altérer l’élan, la langueur. Elle s’était coulée entre ses mains, traversant le clair-obscur des forêts, le lit des mousses, l’ombre des rochers. Elle s’était cambrée face aux clairières de lumière qui éclataient sous ses paupières, quand survenait le plaisir. Puis elle s’était abandonnée de nouveau, en un mouvement lent, translucide sous ses paumes...

Au fil des années, il y avait eu des saisons distinctes. Des roucoulements d’eau, légers, rieurs. Des crinières d’écume secouées de colère. Des gués aussi, des trêves durant lesquelles ils ne se touchaient plus. Mais ces repos étaient suaves. Ils avaient la légèreté des roseaux, la douceur des galets mis à nu.

Lorsque le flux reprenait, les poussant de nouveau jusqu’aux rives ultimes, au-dessus des soupirs, des lèvres entrouvertes, c’était toujours pour mieux atteindre la jouissance unique, où tout n’était qu’un – et l’autre était tout.

— Vous comprenez, docteur ?

Mathilde Wilcrau sursauta. Elle regarda le sofa Knoll, à deux mètres de là – le seul meuble dans la pièce qui ne datât pas du XVIIIe siècle. Un homme y était allongé. Un patient. Perdue dans ses rêveries, elle l’avait complètement oublié, et n’avait pas entendu un mot de son discours.

Elle dissimula son trouble en rétorquant.

— Non, je ne vous comprends pas. Votre formulation n’est pas assez précise. Essayez de traduire cela avec d’autres mots. S’il vous plaît.

L’homme reprit ses explications, nez au plafond, mains croisées sur la poitrine. Mathilde saisit discrètement dans un tiroir une crème hydratante. La fraîcheur du produit sur ses mains la ramena à elle-même. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus profondes. Elle poussait désormais la neutralité du psychanalyste à son point extrême : littéralement, elle n’était plus là. Jadis, elle écoutait les paroles de ses patients avec attention. Elle traquait leurs lapsus, leurs hésitations, leurs dérapages. Petits cailloux blancs qui lui permettaient de remonter la piste de la névrose, du traumatisme... Mais aujourd’hui ?

Elle rangea le tube de crème et continua à s’en enduire les doigts. Nourrir. Irriguer. Apaiser. La voix de l’homme n’était déjà plus qu’une rumeur, qui berçait sa propre mélancolie.

Oui : entre ses bras, elle avait été une rivière. Mais les gués s’étaient multipliés, les trêves étaient devenues plus longues. Elle avait d’abord refusé de s’inquiéter, de discerner dans ces pauses les premiers signes d’une dégradation. Elle s’était aveuglée, à la seule force de son espoir, de sa foi en l’amour. Puis un goût de poussière était né sur sa langue, une courbature lancinante s’était emparée de ses membres. Bientôt, ses propres veines avaient paru s’assécher, rappelant des travées minérales, sans vie. Elle s’était sentie vide. Avant même que les cœurs n’aient mis un nom sur la situation, les corps avaient parlé.