Puis la rupture avait franchi les consciences, et les mots avaient achevé le mouvement : la séparation était devenue officielle. L’ère des formalités avait commencé. Il avait fallu rencontrer le juge, calculer la pension, organiser le déménagement. Mathilde avait été irréprochable. Toujours alerte. Toujours responsable. Mais son esprit était déjà ailleurs. Dès qu’elle le pouvait, elle cherchait à se souvenir, à voyager en elle-même, dans sa propre histoire, étonnée de trouver dans sa mémoire si peu de traces, si peu d’empreintes de jadis. Tout son être ressemblait à un désert brûlé, un site antique où seuls quelques malheureux sillons, à la surface de pierres trop blanches, évoquaient encore le passé.
Elle s’était rassurée en songeant à ses enfants. Ils étaient l’incarnation de son destin, ils seraient sa dernière source. Elle se donna à fond dans cette voie. Elle s’oublia, s’effaça devant ces dernières années d’éducation. Mais ils avaient fini par la quitter, eux aussi. Son fils se perdit dans une ville étrange, à la fois minuscule et immense, constituée uniquement de puces et de microprocesseurs. Sa fille, au contraire, se « trouva » dans les voyages et l’ethnologie. Du moins le prétendait-elle. Ce dont elle était sûre, c’était que sa route était loin de ses parents.
Il lui fallut donc s’intéresser à la dernière personne restée à bord : elle-même. Elle s’accorda tous ses caprices, vêtements, meubles, amants. Elle s’offrit des croisières, des escapades dans des lieux qui l’avaient toujours fait rêver. En pure perte. Ces fantaisies lui semblaient accélérer encore son effondrement, précipiter sa vieillesse.
La désertification poursuivait ses ravages. La morsure du sable ne cessait de s’étendre en elle. Non seulement dans son corps, mais aussi dans son cœur. Elle devenait plus dure, plus âpre envers les autres. Ses jugements étaient péremptoires ; ses positions tranchées, abruptes. La générosité, la compréhension, la compassion la quittaient. Le moindre mouvement d’indulgence lui demandait un effort. Elle souffrait d’une véritable paralysie des sentiments, qui la rendait hostile aux autres.
Elle finit par se fâcher avec ses amis les plus proches et se retrouva seule, vraiment seule. Faute d’adversaire, elle se mit au sport, afin de se confronter à elle-même. Les chemins de la performance passèrent par l’alpinisme, l’aviron, le parapente, le tir... L’entraînement devint pour elle un défi permanent, une obsession qui drainait ses angoisses.
Aujourd’hui, elle était revenue de tous ces excès mais son existence était encore ponctuée d’épreuves récurrentes. Stages de parapente dans les Cévennes ; ascension annuelle des « Dalles », près de Chamonix ; épreuve de triathlon, dans le Val d’Aoste. A cinquante-deux ans, elle possédait une forme physique à faire pâlir d’envie n’importe quelle adolescente. Et elle contemplait chaque jour, avec un soupçon de vanité, les trophées qui scintillaient sur sa commode authentifiée de l’école d’Oppenordt.
En vérité, c’était une autre victoire qui la comblait ; une prouesse intime et secrète. Pas une seule fois, durant ces années de solitude, elle n’avait eu recours aux médicaments. Jamais elle n’avait avalé un anxiolytique ou le moindre antidépresseur.
Chaque matin elle s’observait dans son miroir et se rappelait cette performance. Le joyau de son palmarès. Un brevet personnel d’endurance qui lui prouvait qu’elle n’avait pas épuisé ses réserves de courage et de volonté.
La plupart des gens vivent dans l’espoir du meilleur.
Mathilde Wilcrau ne craignait plus le pire.
Bien sûr, au milieu de ce désert, il lui restait le travail. Ses consultations à l’hôpital Sainte-Anne, les séances à son cabinet privé. Le style dur et le style souple, comme on dit dans les arts martiaux, qu’elle avait également pratiqués. Les soins psychiatriques et l’écoute psychanalytique. Mais les deux pôles, à la longue, avaient fini par se confondre dans la même routine.
Son emploi du temps était maintenant ponctué de quelques rituels, stricts et nécessaires. Une fois par semaine, elle déjeunait avec ses enfants, qui ne parlaient plus que de réussite pour eux, et de défaite pour elle et leur père. Chaque week-end, elle visitait les antiquaires, entre deux séances d’entraînement. Et puis, le mardi soir, elle se rendait aux séminaires de la Société de Psychanalyse, où elle croisait encore quelques visages familiers. Des anciens amants, surtout, dont elle avait oublié parfois jusqu’au nom et qui lui avaient toujours paru fades. Mais peut-être était-ce elle qui avait perdu le goût de l’amour. Comme lorsqu’on se brûle la langue et qu’on ne discerne plus la saveur des aliments...
Elle lança un coup d’œil à son horloge ; plus que cinq minutes avant la fin de la séance. L’homme parlait toujours. Elle s’agita dans son fauteuil. Son corps fourmillait déjà des sensations à venir : la sécheresse de sa gorge, quand elle prononcerait les mots de conclusion après le long silence ; la douceur de son stylo-plume sur l’agenda, quand elle noterait le prochain rendez-vous ; le bruissement du cuir quand elle se lèverait...
Un peu plus tard, dans le vestibule, le patient se retourna et demanda, d’une voix angoissée :
— Je n’ai pas été trop loin, docteur ?
Mathilde nia d’un sourire et ouvrit la porte. Qu’avait-il donc pu lâcher de si important aujourd’hui ? Ce n’était pas grave : il se surpasserait la prochaine fois. Elle sortit sur le palier et actionna le commutateur.
Elle poussa un cri quand elle la découvrit.
La femme se tenait blottie contre le mur, serrée dans un kimono noir. Mathilde la reconnut aussitôt : Anna quelque chose. Celle qui avait besoin d’une bonne paire de lunettes. Elle tremblait des pieds à la tête, livide. Qu’est-ce que c’était que ce délire ?
Mathilde poussa l’homme dans l’escalier et se retourna avec colère vers la petite brune. Jamais elle ne tolérerait qu’un de ses patients survienne comme ça, sans prévenir, sans rendez-vous. Un bon psy devait toujours faire le ménage devant sa porte.
Elle s’apprêtait à lui passer un savon quand la femme la prit de vitesse, braquant sous son nez un scanner facial :
— Ils ont effacé ma mémoire. Ils ont effacé mon visage.
28
Psychose paranoïaque.
Le diagnostic était clair. Anna Heymes prétendait avoir été manipulée par son époux et par Eric Ackermann, ainsi que par d’autres hommes, appartenant aux forces de police françaises. Elle aurait subi, à son insu, un lavage de cerveau qui la privait d’une partie de sa mémoire. On aurait modifié son visage grâce à la chirurgie esthétique. Elle ne savait pas pourquoi ni comment, mais elle avait été la victime d’un complot, d’une expérience, qui avait mutilé sa personnalité.