Elle avait expliqué tout cela d’un ton précipité, brandissant sa cigarette comme une baguette de chef d’orchestre. Mathilde l’avait écoutée avec patience, remarquant au passage sa maigreur – l’anorexie pouvait être un symptôme de la paranoïa.
Anna Heymes avait achevé son conte à dormir debout. Elle avait découvert la machination le matin même, dans sa salle de bains, en remarquant des cicatrices sur son visage alors que son mari s’apprêtait à l’emmener dans la clinique d’Ackermann.
Elle s’était enfuie par la fenêtre, avait été poursuivie par des policiers en civil armés jusqu’aux dents, équipés de récepteurs radio. Elle s’était cachée dans une église orthodoxe puis s’était fait radiographier le visage à l’hôpital Saint-Antoine afin de posséder une preuve tangible de son opération. Ensuite, elle avait erré jusqu’au soir, attendant la nuit pour se réfugier chez la seule personne en qui elle avait confiance : Mathilde Wilcrau. Et voilà.
Psychose paranoïaque.
Mathilde avait soigné des centaines de cas similaires à l’hôpital Sainte-Anne. La priorité était de calmer la crise. A force de paroles réconfortantes, elle était parvenue à injecter à la jeune femme 50 milligrammes de Tranxène en intramusculaire.
Anna Heymes dormait maintenant sur le sofa. Mathilde se tenait, assise derrière son bureau, dans sa position habituelle.
Elle n’avait plus qu’à téléphoner à Laurent Heymes. Elle pouvait même s’occuper de l’internement d’Anna à l’hôpital, ou prévenir directement Eric Ackermann, le médecin traitant. En quelques minutes, tout serait réglé. Une simple affaire de routine.
Alors, pourquoi n’appelait-elle pas ? Depuis plus d’une heure, elle demeurait là, sans décrocher son téléphone. Elle contemplait les fragments de mobilier qui miroitaient dans l’obscurité, à la lueur de la fenêtre. Depuis des années, Mathilde était entourée par ces antiquités de style rocaille, des objets dont la plupart avaient été achetés par son mari et qu’elle s’était battue pour conserver au moment du divorce. D’abord pour l’emmerder, puis, elle s’en était rendu compte, pour conserver quelque chose de lui. Elle ne s’était jamais résolue à les vendre. Elle vivait aujourd’hui dans un sanctuaire. Un mausolée rempli de vieilleries vernies qui lui rappelaient les seules années qui aient vraiment compté.
Psychose paranoïaque. Un vrai cas d’école.
Sauf qu’il y avait les cicatrices. Ces failles qu’elle avait observées sur le front, les oreilles, le menton de la jeune femme. Elle avait même pu sentir, sous la peau, les vis et les implants qui soutenaient la structure osseuse de la face. Le scanner effrayant lui avait fourni les détails des interventions.
Mathilde avait croisé beaucoup de paranoïaques dans sa carrière et il était rare qu’ils se promènent avec les preuves concrètes de leur délire creusées dans leur visage. Anna Heymes portait un véritable masque cousu sur la figure. Une croûte de chair, façonnée, suturée, qui dissimulait ses os brisés et ses muscles atrophiés.
Se pouvait-il qu’elle dise simplement la vérité ? Que des hommes – des policiers de surcroît – lui aient fait subir un tel traitement ? Qu’ils lui aient fracassé les os de la figure ? Lui aient trafiqué la mémoire ?
Un autre élément la troublait dans cette affaire : la présence d’Eric Ackermann. Elle se souvenait du grand rouquin au visage éclaboussé de taches et d’acné. Un de ses innombrables prétendants à l’université, mais surtout un type d’une intelligence remarquable, qui se tenait aux confins de l’exaltation.
A l’époque, il se passionnait pour le cerveau et les « voyages intérieurs ». Il avait suivi les expériences de Timothy Leary sur le LSD, à l’université d’Harvard, et prétendait explorer, par cette voie, des régions inconnues de la conscience. Il consommait toutes sortes de drogues psychotropes, analysant ses propres délires. Il lui arrivait même de glisser du LSD dans le café des autres étudiants, juste « pour voir ». Mathilde souriait en se remémorant ces délires. Toute une époque : le rock psychédélique, les libertés contestataires, le mouvement hippie...
Ackermann prédisait qu’un jour des machines permettraient de voyager dans le cerveau et d’observer son activité en temps réel. Le temps lui avait donné raison. Le neurologue lui-même était devenu un des meilleurs spécialistes de cette discipline, grâce à des technologies telles que la caméra à positons ou la magnéto-encéphalographie.
Etait-il possible qu’il ait mené une expérience sur la jeune femme ?
Elle chercha dans son agenda les coordonnées d’une étudiante qui avait suivi ses cours, en 1995, à la faculté de Sainte-Anne. A la quatrième sonnerie, on répondit.
— Valérie Rannan ?
— C’est moi.
— Je suis Mathilde Wilcrau.
— Le professeur Wilcrau ?
Il était plus de 23 heures mais le ton était alerte.
— Mon appel va sans doute vous paraître étrange, surtout à cette heure...
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je souhaitais juste vous poser quelques questions, vous savez, sur votre thèse de doctorat. Votre travail portait bien sur les manipulations mentales et l’isolation sensorielle ?
— Ça n’avait pas l’air de vous intéresser, à l’époque.
Mathilde discerna une inflexion agressive dans cette réponse. Elle avait refusé de diriger les travaux de l’étudiante. Elle ne croyait pas à ce thème de recherche. Pour elle, le lavage de cerveau s’apparentait plutôt à un fantasme collectif, une légende urbaine. Elle adoucit sa voix d’un sourire :
— Oui, je sais. J’étais assez sceptique. Mais j’ai besoin aujourd’hui de renseignements pour un article que je rédige en urgence.
— Demandez toujours.
Mathilde ne savait pas par quoi commencer. Elle n’était même pas sûre de ce qu’elle voulait savoir. Elle lança, un peu au hasard :
— Dans le synopsis de votre thèse, vous écriviez qu’il est possible d’effacer la mémoire d’un sujet. C’est... Enfin, c’est vrai ?
— Ces techniques se sont développées dans les années 50.
— Ce sont les Soviétiques qui pratiquaient cela, non ?
— Les Russes, les Chinois, les Américains, tout le monde. C’était un des principaux enjeux de la guerre froide. Anéantir la mémoire. Détruire les convictions. Modeler les personnalités.
— Quelles méthodes utilisaient-ils ?
— Toujours les mêmes : électrochocs, drogues, isolation sensorielle.
Il y eut un silence.
— Quelles drogues ? reprit Mathilde.
— J’ai surtout travaillé sur le programme de la CIA : le MK-Ultra. Les Américains employaient des sédatifs. Phénotrazine. Sodium amytal. Chlorpromazine.
Mathilde connaissait ces noms ; l’artillerie lourde de la psychiatrie. Dans les hôpitaux, on englobait ces produits sous le terme générique de « camisole chimique ». Mais il s’agissait en réalité de véritables broyeurs, de machines à moudre l’esprit.
— Et l’isolation sensorielle ?
Valérie Rannan ricana :
— Les expériences les plus poussées se sont déroulées au Canada, à partir de 1954, dans une clinique de Montréal. Les psychiatres interrogeaient d’abord leurs patientes, des dépressives. Ils les forçaient à avouer des fautes, des désirs qui leur faisaient honte. Ensuite, ils les enfermaient dans une pièce totalement noire, où on ne pouvait plus repérer ni le sol, ni le plafond, ni les murs. Puis ils leur fixaient un casque de footballeur sur la tête, dans lequel étaient diffusés en boucle des extraits de leur confession. Les femmes entendaient en permanence les mêmes mots, les passages les plus pénibles de leurs aveux. Leurs seuls répits étaient les séances d’électrochocs et les cures de sommeil chimique.