Il désigna la table en inox :
— Nous allons commencer tout de suite.
— Attendez, protesta Anna. Il serait peut-être temps de me dire de quoi il s’agit, non ?
Mathilde s’adressa à Veynerdi :
— Professeur, expliquez-lui.
Il se tourna vers la jeune femme :
— Je crains qu’il ne faille passer par un petit cours d’anatomie...
— Lâchez vos grands airs avec moi.
Il eut un bref sourire, acide comme un zeste.
— Les éléments qui composent le corps humain se régénèrent selon des cycles spécifiques. Les globules rouges se reproduisent en cent vingt jours. La peau mue intégralement en cinq jours. La paroi intestinale se renouvelle en seulement quarante-huit heures. Pourtant, au fil de cette perpétuelle reconstruction, il existe dans le système immunitaire des cellules qui conservent pendant très longtemps la trace des contacts avec les éléments extérieurs. On les appelle des cellules à mémoire.
Il avait une voix de fumeur, grave et éraillée, qui jurait avec son apparence soignée :
— Au contact des maladies, ces cellules créent des molécules de défense ou de reconnaissance qui portent la marque de l’agression. Quand elles se renouvellent, elles transmettent ce message de protection. Une sorte de souvenir biologique, si vous voulez. Le principe du vaccin repose entièrement sur ce système. Il suffit de mettre une seule fois le corps humain en contact avec l’agent pathogène pour que les cellules produisent durant des années des molécules protectrices. Ce qui est valable pour une maladie est valable pour n’importe quel élément extérieur. Nous conservons toujours l’empreinte de notre vie passée, des innombrables contacts avec le monde. Il est possible d’étudier ces empreintes, leur origine et leur date.
Il s’inclina, en une courte révérence :
— Ce domaine, encore mal connu, est ma spécialité.
Mathilde se souvenait de sa première rencontre avec Veynerdi, lors d’un séminaire sur la mémoire, à Majorque, en 1997. La plupart des invités étaient des neurologues, des psychiatres, des psychanalystes. Ils avaient parlé de synapses, de réseaux, d’inconscient, et avaient tous évoqué la complexité de la mémoire. Puis, le quatrième jour, un biologiste à nœud papillon était intervenu et tous les repères avaient changé. Derrière son pupitre, Alain Veynerdi ne parlait plus de la mémoire du cerveau mais de celle du corps.
Le savant avait présenté une étude qu’il avait effectuée sur les parfums. L’imprégnation permanente d’une substance alcoolisée sur la peau finit par « graver » certaines cellules, formant une marque identifiable même après que le sujet a arrêté de porter le parfum. Il avait cité l’exemple d’une femme qui avait utilisé le n° 5 de Chanel durant dix années et dont la peau portait encore, quatre ans plus tard, la signature chimique.
Ce jour-là, les auditeurs de la conférence étaient ressortis éblouis. Tout à coup, la mémoire se traduisait d’une manière physique et pouvait être soumise à l’analyse, à la chimie, au microscope... Tout à coup, cette entité abstraite, qui ne cessait d’échapper aux instruments de la technologie moderne, se révélait matérielle, tangible, observable. Une science humaine devenait science exacte.
Le visage d’Anna était éclairé par la lampe basse. Malgré sa fatigue, ses yeux brillaient d’un éclat singulier. Elle commençait à comprendre :
— Dans mon cas, qu’est-ce que vous pouvez trouver ?
— Faites-moi confiance, répliqua le biologiste. Votre corps, dans le secret de ses cellules, a conservé des marques de votre passé. Nous allons débusquer les vestiges du milieu physique dans lequel vous viviez avant votre accident. L’air que vous respiriez. Les traces de vos habitudes alimentaires. La signature du parfum que vous portiez. D’une manière ou d’une autre, j’en suis sûr, vous êtes encore celle de jadis...
32
Veynerdi actionna plusieurs machines. La lueur des voyants et des écrans d’ordinateurs révéla les véritables dimensions du laboratoire : une grande pièce, dont les cloisons se répartissaient en baies vitrées et murs tapissés de liège, encombrée d’instruments d’analyse. La paillasse et la table en inox reflétaient chaque source de lumière, les étirant en filaments verts, jaunes, roses, rouges.
Le biologiste désigna une porte sur la gauche :
— Déshabillez-vous dans cette cabine, s’il vous plaît.
Anna s’éclipsa. Veynerdi enfila des gants de latex, disposa des sachets stériles sur le carrelage du comptoir, puis se plaça derrière une batterie de tubes à essai alignés. Il ressemblait à un musicien s’apprêtant à jouer d’un xylophone de verre.
Quand Anna réapparut, elle ne portait plus qu’une culotte noire. Son corps était d’une maigreur maladive. Ses os semblaient près d’écorcher sa peau au moindre geste.
— Allongez-vous, s’il vous plaît.
Anna se hissa sur la table. Lorsqu’elle faisait un effort, elle semblait plus robuste. Ses muscles secs bombaient sa peau, déclenchant une étrange impression de force, de puissance. Cette femme abritait un mystère, une énergie contenue. Mathilde songea à la coquille d’un œuf révélant en transparence la silhouette d’un tyrannosaure.
Veynerdi dégagea une aiguille et une seringue d’un conditionnement stérile :
— Nous allons commencer par une prise de sang.
Il enfonça l’aiguille dans le bras gauche d’Anna, sans déclencher la moindre réaction. Il demanda à Mathilde, le sourcil froncé :
— Vous lui avez donné des calmants ?
— Du Tranxène, oui. En intramusculaire. Elle était agitée ce soir et...
— Combien ?
— 50 milligrammes.
Le biologiste fît la grimace. Cette injection devait gêner ses analyses. Il retira l’aiguille, colla un pansement dans le creux du coude puis se glissa derrière la paillasse.
Mathilde suivait chacun de ses gestes. Il mélangea le sang recueilli avec une solution hypotonique, afin de détruire les globules rouges et obtenir un concentré de globules blancs. Il plaça l’échantillon dans un cylindre noir qui ressemblait à un petit réchaud : la centrifugeuse. Tournant à mille tours-seconde, l’appareil séparait les globules blancs des derniers résidus. Quelques instants plus tard, Veynerdi y puisa un dépôt translucide.
— Vos cellules immunitaires, commenta-t-il à l’intention d’Anna. Ce sont elles qui contiennent les traces qui m’intéressent. Nous allons les regarder de plus près...
Il dilua le concentré avec du sérum physiologique puis le versa dans un cytométre de flux – un bloc gris dans lequel chaque globule était isolé et soumis à un rayon laser. Mathilde connaissait la procédure : la machine allait repérer les molécules de défense et les identifier, grâce à un catalogue d’empreintes que Veynerdi avait constitué.
— Rien de significatif, dit-il après plusieurs minutes. Je repère seulement un contact avec des maladies et des agents pathogènes ordinaires. Bactéries, virus... En quantité inférieure à la moyenne. Vous meniez une existence très saine, madame. Je ne vois pas non plus de trace d’agents exogènes. Pas de parfum, ni d’imprégnation singulière. Un véritable terrain neutre.