Anna se tenait immobile sur la table, les bras croisés autour des genoux Sa peau diaphane réfléchissait les couleurs des voyants, à la manière d’un fragment de glace, presque bleuté à force d’être blanc. Veynerdi s’approcha, tenant une aiguille beaucoup plus longue :
— Nous allons effectuer une biopsie.
Anna se redressa.
— N’ayez pas peur, souffla-t-il. C’est sans douleur. Je vais simplement prélever un peu de lymphe dans un ganglion situé sous l’aisselle. Levez votre bras droit s’il vous plaît.
Anna plaça son coude au-dessus de sa tête. Il insinua l’aiguille, en murmurant de sa voix de fumeur :
— Ces ganglions sont en contact avec la région pulmonaire. Si vous avez respiré des poussières particulières, un gaz, un pollen ou quoi que ce soit de significatif, ces globules blancs s’en souviendront.
Toujours engourdie par l’anxiolytique, Anna n’esquissa pas le moindre sursaut. Le biologiste retourna derrière son comptoir et procéda à de nouvelles opérations.
Plusieurs minutes passèrent encore avant qu’il ne dise :
— Je discerne de la nicotine, ainsi que du goudron. Vous fumiez dans votre vie antérieure.
Mathilde intervint :
— Elle fume aussi dans sa vie actuelle.
Le biologiste accepta la remarque d’un hochement de tête, puis ajouta :
— Pour le reste, aucune trace significative d’un milieu, d’une atmosphère.
Il saisit un petit flacon et s’approcha de nouveau d’Anna :
— Vos globules n’ont pas conservé les souvenirs que j’espérais, madame. Nous allons passer à un autre type d’analyses. Des régions du corps conservent non pas l’empreinte mais directement des parcelles des agents extérieurs. Nous allons fouiller ces « microstocks ». (Il brandit le flacon.) Je vais vous demander de faire pipi dans ce récipient.
Anna se leva lentement et rejoignit la cabine. Une vraie somnambule. Mathilde reprit la parole :
— Je ne vois pas ce que vous espérez trouver dans l’urine. Nous cherchons des traces datant de près d’une année et...
Le savant la coupa d’un sourire :
— L’urine est produite par les reins, qui agissent comme des filtres. Des cristaux s’entassent à l’intérieur de ces filtres. Je peux déceler la trace de ces concrétions. Elles datent de plusieurs années et peuvent nous renseigner, par exemple, sur les habitudes alimentaires du sujet.
Anna revint dans la pièce, son flacon à la main. Elle paraissait de plus en plus absente, étrangère aux travaux dont elle était l’objet.
Veynerdi utilisa une nouvelle fois la centrifugeuse pour séparer les éléments puis se tourna vers une nouvelle machine, plus imposante encore : un spectromètre de masse. Il déposa le liquide doré à l’intérieur de la cuve, puis lança le processus d’analyse.
Des oscillations verdâtres s’affichèrent sur l’écran d’un ordinateur. Le scientifique fit entendre un clappement de langue réprobateur :
— Rien. Voilà une jeune personne qui ne se laisse pas facilement déchiffrer...
Il changea d’attitude. Redoublant de concentration, il multiplia les prélèvements, les analyses, plongeant, littéralement, dans le corps d’Anna.
Mathilde suivait chacun de ses mouvements et écoutait ses commentaires.
Il recueillit d’abord des parcelles de dentine, tissu vivant situé à l’intérieur des dents qui accumule certains produits, comme les antibiotiques, drainés par le sang. Il s’intéressa ensuite à la mélatonine produite par le cerveau. Selon lui, le taux de cette hormone, sécrétée en priorité la nuit, pouvait révéler les anciennes habitudes « veille/sommeil » d’Anna.
Puis il détacha avec précaution quelques gouttes de l’humeur située dans l’œil, où peuvent s’agglomérer d’infimes résidus issus de la nourriture. Enfin, il coupa quelques cheveux, qui conservent en mémoire des substances exogènes, au point de les sécréter à leur tour. Le phénomène est connu : un cadavre empoisonné à l’arsenic continue d’exsuder, après la mort, ce produit par la racine des cheveux.
Après trois heures de recherche, le scientifique battit en retraite : il n’avait rien découvert, ou presque. Le portrait qu’il pouvait dresser de l’ancienne Anna était insignifiant. Une femme qui fumait, menant par ailleurs une vie très saine ; qui devait souffrir d’insomnies, si on en jugeait par son taux irrégulier de mélatonine ; qui avait consommé depuis l’enfance de l’huile d’olive – il avait trouvé des acides gras au fond de son œil. Le dernier point était qu’elle se teignait les cheveux en noir ; au départ, elle était plutôt châtain, tirant sur le roux.
Alain Veynerdi ôta ses gants et se lava les mains dans l’évier creusé au fond de la paillasse. De minuscules gouttelettes de sueur perlaient sur son front. Il semblait déçu et épuisé.
Une dernière fois, il s’approcha d’Anna, à nouveau endormie. Il tourna autour d’elle, paraissant chercher encore, traquant une trace, un signe, un soupçon, qui lui permettrait de déchiffrer ce corps diaphane.
Soudain, il se pencha sur ses mains. Il saisit ses doigts et les observa avec attention. D’un geste, il la réveilla. Dès qu’elle ouvrit les yeux, il lui demanda, avec une excitation à peine contenue :
— Je vois sur votre ongle une tache brune. Savez-vous d’où elle vient ?
Anna lança des regards égarés autour d’elle. Puis elle contempla sa main et haussa les sourcils.
— Je sais pas, marmonna-t-elle. De la nicotine, non ?
Mathilde s’approcha. Elle aperçut à son tour une infime pointe ocre, à la pointe de l’ongle.
— Vous vous coupez les ongles selon quelle fréquence ? interrogea le biologiste.
— Je sais pas. Je... Toutes les trois semaines environ.
— Avez-vous le sentiment qu’ils poussent vite ?
Anna bâilla sans répondre. Veynerdi retourna vers sa paillasse, murmurant : « Comment n’ai-je pas vu ça ! » Il saisit des ciseaux minuscules, une boîte transparente, puis revint vers Anna et coupa le fragment qui semblait si intéressant.
— S’ils poussent normalement, commenta-t-il à voix basse, ces extrémités cornées datent de la période qui a précédé votre accident. Cette tache appartient à votre vie passée.
Il ralluma ses machines. Pendant que les moteurs bourdonnaient de nouveau, il dilua l’échantillon dans un tube contenant du solvant.
— Nous avons eu chaud, ricana-t-il. A quelques jours près, vous vous coupiez les ongles et nous perdions ce précieux vestige.
Il plaça le tube stérile dans la centrifugeuse et lança le mécanisme.
— Si c’est de la nicotine, risqua Mathilde, je ne vois pas ce que vous pouvez...
Veynerdi plaça le liquide dans le spectromètre :
— Je vais peut-être en déduire la marque de cigarettes que cette jeune personne fumait avant son accident.
Mathilde ne comprenait pas son enthousiasme ; un tel détail n’apporterait rien de palpitant. Sur l’écran de la machine, Veynerdi observait les diagrammes luminescents. Les minutes passaient.
— Professeur, s’impatienta Mathilde, je ne vous comprends pas. Il n’y a vraiment pas de quoi en faire un plat. Je...
— C’est extraordinaire.
La lumière du moniteur fixait sur le visage du biologiste une expression d’émerveillement :
— Ce n’est pas de la nicotine.