Paul avala son café d’un coup. Il déclara, dans une brûlure de bile :
— Schiffer, je vous le répète : à la moindre merde...
— Tu me fumes. On a compris. Mais ce matin, on change de méthode.
Il agita les doigts comme s’il manipulait les ficelles d’une marionnette :
— On travaille en souplesse.
Ils filèrent sur la voie express, gyrophare en action. Le gris de la Seine, ajouté au granit du ciel et des berges, tissait un univers lisse et atone. Paul aimait ce temps, écrasant d’ennui et de tristesse. Un obstacle supplémentaire à surmonter, grâce à sa volonté de flic énergique.
En route, il écouta les messages de son téléphone portable. Le juge Bomarzo venait aux nouvelles. La voix était tendue. Il donnait deux jours à Paul avant d’ameuter la Brigade criminelle et saisir de nouveaux enquêteurs. Naubrel et Matkowska continuaient leurs recherches. Ils avaient passé la journée précédente chez les « tubistes », les terrassiers qui creusent le sol parisien et décompressent chaque soir dans des caissons adaptés. Ils avaient interrogé les responsables de huit sociétés différentes, sans résultat. Ils avaient également visité le principal constructeur de ces caissons, à Arcueil. Selon le patron, l’idée d’une cabine à pressurisation, pilotée par un homme sans formation d’ingénieur, était une pure absurdité. Cela signifiait-il que le tueur possédait de telles connaissances, ou au contraire qu’ils faisaient fausse route ? Les OPJ poursuivaient leurs investigations dans d’autres domaines d’industrie.
Parvenu place du Châtelet, Paul repéra une voiture de patrouille qui s’engageait sur le boulevard de Sébastopol. Il la rattrapa à hauteur de la rue des Lombards et fit signe au chauffeur de stopper.
— Juste une minute, dit-il à Schiffer.
Il saisit, dans sa boîte à gants, les Kinder Surprise et les Carambar qu’il avait achetés une heure auparavant. Dans la précipitation, le sac en papier s’ouvrit et se vida sur le sol. Paul ramassa les friandises et sortit de la bagnole, rouge de confusion.
Les policiers en uniforme s’étaient arrêtés et attendaient près de leur voiture, pouces en crochet dans la ceinture. Paul leur expliqua en quelques mots ce qu’il attendait d’eux puis tourna les talons. Quand il s’installa derrière le volant, le Chiffre brandissait un Carambar :
— Mercredi, le jour des enfants.
Paul démarra sans répondre.
— Moi aussi, j’utilisais les îlots comme courriers. Pour apporter des cadeaux à mes copines...
— Vos employées, vous voulez dire.
— C’est ça, petit. C’est ça...
Schiffer dépiauta la barre de caramel et la plia dans sa bouche :
— Combien t’as d’enfants ?
— Une fille.
— Quel âge ?
— Sept ans.
— Comment elle s’appelle ?
— Céline.
— Plutôt snob, pour une fille de flic.
Paul était d’accord. Il n’avait jamais compris pourquoi Reyna, marxiste en quête d’absolu, avait donné à leur enfant ce prénom de sac à main.
Schiffer mâchonnait à grands coups de maxillaires :
— Et la mère ?
— Divorcé.
Paul brûla un feu et dépassa la rue Réaumur.
Son fiasco conjugal était bien le dernier sujet qu’il voulait évoquer avec Schiffer. Il aperçut avec soulagement l’enseigne rouge et jaune du McDonald’s qui marquait le début du boulevard de Strasbourg.
Il accéléra encore, ne donnant pas le temps à son partenaire de lui poser une nouvelle question.
Leur territoire de chasse était en vue.
34
A 10 heures, la rue du Faubourg-Saint-Denis ressemblait à un champ de bataille, au plus fort du feu. Trottoirs et chaussées se confondaient en un seul torrent frénétique de passants, qui se faufilaient dans un labyrinthe de véhicules bloqués et rugissants. Tout cela sous un ciel sans couleur, tendu comme une bâche gonflée d’eau, près de crever d’un instant à l’autre.
Paul préféra se garer au coin de la rue des Petites-Ecuries et suivit Schiffer qui se frayait déjà un chemin parmi les cartons transportés à dos d’homme, les brassées de costumes, les chargements oscillant sur des chariots. Ils s’engagèrent dans le passage de l’Industrie et se retrouvèrent sous une voûte de pierre donnant sur une ruelle.
L’atelier Sürelik était un bloc de briques soutenu par une charpente de métal riveté. La façade arborait un pignon en arc brisé, des tympans vitrés, des frises ouvragées de terre cuite. L’édifice, rouge vif, respirait une sorte d’enthousiasme, une foi allègre en l’avenir industriel, comme si on venait d’inventer derrière ces murs le moteur à explosion.
A quelques mètres de la porte, Paul saisit brutalement Schiffer par les revers de son imper et le poussa sous un porche. Il se livra à une fouille en règle, en quête d’une arme.
Le vieux flic lâcha un « tss, tss » réprobateur :
— Tu perds ton temps, petit. En souplesse, j’t’ai dit.
Paul se releva sans un mot et se dirigea vers l’atelier.
Ils poussèrent ensemble la porte de fer et pénétrèrent dans un grand espace carré aux murs blancs et au parterre de ciment peint. Tout était propre, net, rutilant. Les structures de métal vert pâle, ponctuées de rivets bombés, renforçaient encore l’impression de solidité de l’ensemble. De grandes fenêtres distribuaient des rais de lumière obliques, alors que des coursives filaient le long de chaque mur, rappelant les ponts d’un long-courrier.
Paul s’attendait à un gourbi, il découvrait un loft d’artiste. Une quarantaine d’ouvriers, uniquement des hommes, travaillaient, à bonne distance les uns des autres, derrière leurs machines à coudre, entourés d’étoffes et de cartons ouverts. Vêtus de blouses, ils ressemblaient à des agents des transmissions tricotant des projets codés pendant la guerre ; un radiocassette diffusait de la musique turque ; une cafetière grésillait sur un réchaud. Le paradis de l’artisanat.
Schiffer frappa le sol du talon :
— Ce que tu imagines est là-dessous. Dans les caves. Des centaines d’ouvriers, serrés comme des crêpes. Tous clandestins. Nous sommes à l’intérieur. Ici, c’est encore la vitrine.
Il entraîna Paul vers les pupitres, passant entre les travailleurs qui s’efforçaient de ne pas les regarder.
— Y sont pas mignons ? Des ouvriers modèles, mon garçon. Bosseurs. Obéissants. Disciplinés.
— Pourquoi ce ton ironique ?
— Les Turcs ne sont pas travailleurs, ils sont profiteurs. Ils ne sont pas obéissants, ils sont indifférents. Ils ne sont pas disciplinés, ils suivent leurs propres règles. Des putains de vampires, ouais. Des pilleurs, qui prennent même pas la peine d’apprendre notre langue... A quoi bon ? Ils sont ici pour gagner le maximum et se casser aussi vite que possible. Leur devise, c’est : « Tout à prendre, rien à laisser. »
Schiffer empoigna le bras de Paul :
— C’est une lèpre, fils.
Paul le repoussa violemment :
— Ne m’appelez jamais comme ça.