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L’autre leva les mains comme si Paul venait de le menacer avec une arme ; son regard était narquois. Paul eut envie de lui arracher cette expression du visage mais une voix retentit dans leur dos :

— Que puis-je pour vous, messieurs ?

Un homme trapu, vêtu d’une blouse bleue impeccable, s’avançait vers eux, un sourire onctueux collé aux moustaches.

— Monsieur l’Inspecteur ? dit-il sur un ton d’étonnement. Cela fait longtemps que nous n’avions pas eu le plaisir de vous voir.

Schiffer éclata de rire. La musique avait cessé. L’activité des machines s’était arrêtée. Un silence de mort régnait autour d’eux.

— Tu me sers plus du Schiffer ? Ni du « tu » ?

En guise de réponse, le chef d’atelier posa un regard méfiant sur Paul.

— Paul Nerteaux, enchaîna le flic. Capitaine à la première DPJ. Mon supérieur hiérarchique, mais avant tout un ami. (Il frappa le dos de Paul d’un air goguenard.) Parler devant lui, c’est parler devant moi.

Puis, s’avançant vers le Turc, il lui glissa le bras autour des épaules. Le ballet était réglé dans ses moindres pas :

— Ahmid Zoltanoï, fit-il à l’intention de Paul, le meilleur chef d’atelier de la Petite Turquie. Aussi raide que sa blouse, mais un bon fond, à l’occasion. Ici, on l’appelle Tanoï.

Le Turc se fendit d’une courbette. Sous ses sourcils de charbon, il paraissait jauger le nouveau venu. Ami ou ennemi ? Il revint sur Schiffer, usant de son accent huilé :

— On m’avait dit que vous étiez parti à la retraite.

— Cas de force majeure. Quand il y a urgence, qui on appelle ? Tonton Schiffer.

— Quelle urgence, monsieur l’Inspecteur ?

Le Chiffre balaya des morceaux d’étoffe sur une table de coupe et posa le portrait de Roukiyé Tanyol :

— Tu la connais ?

L’homme se pencha, mains glissées dans ses poches, pouces sortis en chiens de revolver. Il semblait tenir en équilibre sur les plis amidonnés de sa blouse.

— Jamais vue.

Schiffer retourna le polaroïd. On pouvait lire distinctement sur la bordure blanche, inscrit au marqueur indélébile, le nom de la victime et l’adresse des ateliers Sürelik.

— Marius s’est mis à table. Et vous allez tous y passer, crois-moi.

Le Turc se décomposa. Il saisit la photographie avec réticence, chaussa des lunettes et se concentra :

— Elle me dit quelque chose, en effet.

— Elle te dit beaucoup plus que ça. Elle était ici depuis août 2001. Correct ?

Tanoï reposa le cliché avec précaution.

— Oui.

— Quel était son job ?

— Mécanicienne en confection.

— Tu l’avais installée en bas ?

Le chef d’atelier haussa les sourcils en rangeant ses lunettes. Derrière eux, les ouvriers avaient repris leur travail. Ils semblaient avoir compris que les flics n’étaient pas là pour eux, que seul leur chaouch avait des problèmes.

— En bas ? répéta-t-il.

— Dans tes caves, s’irrita Schiffer. Réveille-toi, Tanoï. Sinon, je vais vraiment me fâcher.

Le Turc oscillait légèrement sur ses talons. Malgré son âge, il ressemblait à un petit écolier contrit :

— Elle travaillait dans les ateliers inférieurs, oui.

— Quelle était son origine, Gaziantep ?

— Pas exactement Gaziantep, un village à côté. Elle parlait un dialecte du Sud.

— Qui a son passeport ?

— Pas de passeport.

Schiffer soupira, comme s’il se résignait à ce nouveau mensonge :

— Parle-moi de sa disparition.

— Il n’y a rien à dire. La fille a quitté l’atelier jeudi matin. Elle n’est jamais arrivée chez elle.

— Jeudi matin ?

— 6 heures, oui. Elle travaillait de nuit.

Les deux flics échangèrent un regard. La femme rentrait bien de son travail lorsqu’elle avait été surprise, mais tout s’était passé à l’aube. Ils avaient vu juste, à l’exception des horaires inversés.

— Tu dis qu’elle est jamais arrivée chez elle, reprit le Chiffre. Qui te l’a dit ?

— Son fiancé.

— Ils rentraient pas ensemble ?

— Il travaillait de jour.

— Où on peut le trouver ?

— Nulle part. Il est rentré au pays.

Les réponses de Tanoï étaient aussi raides que les coutures de sa blouse.

— Il a pas cherché à récupérer le corps ?

— Il n’avait pas de papiers. Il ne parlait pas français. Il a fui avec son chagrin. Un destin de Turc. Un destin d’exil.

— Pas de violons. Où sont les autres collègues ?

— Quels collègues ?

— Ceux qui rentraient avec elle. Je veux les interroger.

— Impossible. Tous partis. Evaporés.

— Pourquoi ?

— Ils ont peur.

— De l’assassin ?

— De vous. De la police. Personne ne veut être mêlé à cette affaire.

Le Chiffre se planta face au Turc, mains nouées dans le dos.

— Je crois que tu sais beaucoup plus de choses que tu veux bien le dire, mon gros. Alors, on va descendre ensemble dans tes caves. Ça va peut-être t’inspirer.

L’autre ne bougeait pas. Les machines à coudre crépitaient. La musique serpentait sous les charpentes d’acier. Il hésita encore quelques secondes puis se dirigea vers un escalier de fer situé sous une des coursives.

Les policiers le suivirent. Au bas des marches, ils plongèrent dans un couloir obscur, dépassèrent une porte de métal puis empruntèrent un nouveau corridor, au sol en terre battue. Ils durent se baisser pour continuer. Des ampoules nues, suspendues entre les canalisations du plafond, balisaient leur chemin. Deux rangées de portes, constituées seulement de planches, numérotées à la craie se faisaient face. Un bourdonnement s’élevait au fond de ces entrailles.

A un angle, leur guide s’arrêta et s’empara d’une barre de fer, glissée derrière un vieux sommier aux ressorts apparents. Marchant d’un pas prudent, il se mit ensuite à frapper les tuyaux du plafond, déclenchant des résonances graves.

Tout à coup les ennemis invisibles apparurent. Des rats, agglutinés sur un arc de fonte, postés au-dessus de leur tête. Paul se souvint des paroles du médecin légiste : La deuxième, c’était différent. Je pense qu’il a utilisé quelque chose de... vivant.

Le chef d’atelier jura en turc et frappa de toutes ses forces dans leur direction ; les rongeurs disparurent. Le couloir vibrait maintenant dans toute sa longueur. Chaque porte tremblait sur ses gonds. Enfin, Tanoï stoppa devant le numéro 34.

Il joua de l’épaule, ouvrit la porte avec difficulté. Le vrombissement explosa. La lumière se fit sur un atelier en modèle réduit. Une trentaine de femmes étaient assises devant des machines à coudre tournant à plein régime, comme emballées par leur propre vitesse. Penchées sous les rampes fluorescentes, les ouvrières poussaient des pièces de tissu sous les aiguilles sans prêter la moindre attention aux visiteurs.

La pièce n’excédait pas vingt mètres carrés et ne possédait aucune ventilation. L’air était si épais – odeur de teinture, particules d’étoffe, relents de solvants – qu’on pouvait à peine respirer. Certaines femmes portaient leur foulard sur la bouche. D’autres tenaient des nourrissons sur leurs genoux, dans un châle. Des enfants travaillaient aussi, groupés sur des monceaux de tissus, pliant les pièces, les glissant dans des cartons. Paul suffoquait. Il était comme ces personnages de films qui se réveillent en pleine nuit pour s’apercevoir que leur cauchemar est réel.