Schiffer prit son ton de Monsieur Loyal :
— Le vrai visage des entreprises Sürelik ! Douze à quinze heures de boulot, plusieurs milliers de pièces par jour et par ouvrière. Les « trois-huit » version turque, avec deux équipes seulement, quand ce n’est pas une seule. Et nous avons le même topo dans chaque cave, mon garçon. (Il semblait jouir de la cruauté du spectacle.) Mais attention : tout cela se fait avec la bénédiction de l’Etat. Tout le monde ferme les yeux. Le milieu de la confection est fondé sur l’esclavagisme.
Le Turc s’efforçait de prendre l’air honteux mais une flamme de fierté brillait au fond de ses prunelles. Paul observa les ouvrières. Quelques yeux se levèrent en retour mais les mains continuaient leur manège, comme si rien ni personne ne pouvait enrayer le mouvement.
Il superposa les visages mats et les longues entailles, les craquelures de sang des victimes. Comment le tueur accédait-il à ces femmes souterraines ? Comment avait-il surpris leur ressemblance ?
Le Chiffre reprit son interrogatoire, à tue-tête :
— Quand les équipes changent, c’est le moment où les livreurs embarquent le boulot effectué, non ?
— Exact.
— Si on ajoute les ouvriers qui sortent de l’atelier, ça fait pas mal de monde dans la rue à 6 heures du matin. Personne n’a rien vu ?
— Je vous le jure.
Le flic s’appuya contre le mur de parpaings :
— Ne jure pas. Ton Dieu est moins clément que le mien. Tu as parlé avec les patrons des autres victimes ?
— Non.
— Tu mens, mais c’est pas grave. Qu’est-ce que tu sais sur la série de meurtres ?
— On dit que les femmes ont été torturées, que leur visage a été détruit. Je sais rien de plus.
— Aucun flic n’est venu te voir ?
— Non.
— Votre milice, qu’est-ce qu’elle fout ?
Paul tressaillit... Il n’avait jamais entendu parler de cela. Le quartier possédait donc sa propre police. Tanoï criait pour couvrir le bruit des machines :
— Je sais pas. Ils ont rien trouvé.
Schiffer désigna les ouvrières :
— Et elles, qu’est-ce qu’elles en pensent ?
— Elles n’osent plus sortir. Elles ont peur. Allah ne peut permettre cela. Le quartier est maudit ! Azraël, l’ange de la mort, est là !
Le Chiffre sourit, frappa amicalement le dos de l’homme et désigna la porte :
— A la bonne heure. Enfin de la bonne vieille fibre humaine...
Ils sortirent dans le couloir. Paul leur emboîta le pas puis referma les planches sur l’enfer des machines. Il n’avait pas achevé son geste qu’il entendit un râle étouffé. Schiffer venait de plaquer Tanoï contre les canalisations.
— Qui tue les filles ?
— Je... je sais pas.
— Qui couvrez-vous, enfoirés ?
Paul n’intervint pas. Il devinait que Schiffer n’irait pas plus loin. Juste un dernier coup de colère, un baroud d’honneur. Tanoï ne répondait pas, les yeux hors de la tête.
Le Chiffre lâcha prise, le laissant retrouver son souffle, sous l’ampoule crue qui se balançait comme un pendule obsédant, puis il murmura :
— Tu tournes le verrou sur tout ça, Tanoï. Pas un mot de notre visite à qui que ce soit.
Le chef d’atelier leva ses yeux vers Schiffer. Il avait déjà retrouvé son expression servile.
— Le verrou est tourné depuis toujours, monsieur l’Inspecteur.
35
La deuxième victime, Ruya Berkes, ne travaillait pas dans un atelier mais à son domicile, au 58, rue d’Enghien. Elle cousait à la main des doublures de manteaux qu’elle livrait ensuite à l’entrepôt du fourreur Gozar Halman, au 77, rue Sainte-Cécile, une rue perpendiculaire à l’axe du faubourg Poissonnière. Ils auraient pu commencer par l’appartement de l’ouvrière mais Schiffer préférait interroger d’abord l’employeur qu’il semblait connaître de longue date.
Conduisant en silence, Paul goûtait son retour à l’air libre. Mais déjà, il appréhendait les nouvelles réjouissances. Il voyait les vitrines s’assombrir, s’alourdir de matières brunes, de plis languides à mesure qu’ils s’éloignaient des rues du Faubourg-Saint-Denis et du Faubourg-Saint-Martin. Dans chaque boutique, les étoffes et les tissus cédaient la place aux peaux et aux fourrures.
Il tourna à droite, dans la rue Sainte-Cécile.
Schiffer l’arrêta : ils étaient parvenus au 77.
Paul s’attendait cette fois à un cloaque rempli de peaux écorchées, de cages croûtées de sang, d’odeurs de viande morte. Il eut droit à une petite cour, claire et fleurie, dont le sol pavé semblait avoir été ciré par la bruine du matin. Les deux flics la traversèrent jusqu’à atteindre, au fond, un bâtiment percé de fenêtres grillagées, la seule façade qui évoquât un entrepôt industriel.
— Je te préviens, fit Schiffer en franchissant le seuil, Gozar Halman est fanatique de Tansu Ciller.
— Qui c’est ? Un footballeur ?
Le flic gloussa. Ils empruntèrent un grand escalier de bois gris.
— Tansu Ciller est l’ancien Premier ministre de Turquie. Etudes à Harvard, diplomatie internationale, ministère des Affaires étrangères. Puis la direction du gouvernement. Un modèle de réussite.
Paul prit une intonation blasée :
— Le parcours classique d’un homme politique.
— Sauf que Tansu Ciller est une femme.
Ils franchirent le second étage. Chaque palier était vaste et sombre comme une chapelle. Paul remarqua :
— Ça doit pas être fréquent en Turquie qu’un homme prenne une femme pour modèle.
Le Chiffre éclata de rire :
— Toi, si t’existais pas, je suis pas sûr qu’il faudrait t’inventer. Mais Gozar aussi est une femme ! C’est une « teyze ». Une « tante », une marraine au sens large. Elle veille sur ses frères, ses neveux, ses cousins et sur tous les ouvriers qui bossent pour elle. Elle s’occupe de régulariser leur situation. Elle leur envoie des mecs pour rénover leurs taudis. Elle prend en charge l’expédition de leurs colis, de leurs mandats. Et elle arrose les flics à l’occasion, pour qu’on leur foute la paix. C’est une négrière, mais une négrière bienveillante.
Troisième étage. L’entrepôt de Halman était une grande salle aux parquets peints en gris, parsemés de pains de polystyrène et de papiers de soie froissés. Au centre de la pièce, des planches posées sur des tréteaux faisaient office de comptoirs. Dessus s’étalaient des cartons kraft, des cabas acryliques, des sacs de vichy rose frappés du logo TATI, des housses de costume...
Des hommes en extrayaient des manteaux, des blousons, des étoles. Ils palpaient, lissaient, vérifiaient les doublures, puis suspendaient les vêtements sur des cintres soutenus par des portiques. En face d’eux, des femmes, foulards serrés et jupes longues, visages d’écorce sombre, semblaient attendre leur verdict, l’air épuisé.
Une mezzanine vitrée, voilée par un rideau blanc, surplombait l’espace : un point de vue idéal pour observer ce petit monde à l’œuvre. Sans hésiter ni saluer personne, Schiffer attrapa la rampe et s’attaqua aux marches escarpées qui menaient à la plate-forme.