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En haut, ils durent affronter une muraille de plantes vertes avant d’entrer dans une pièce mansardée, presque aussi grande que la salle inférieure. Des fenêtres encadrées de rideaux s’ouvraient sur un paysage d’ardoises et de zinc : les toits de Paris.

Malgré ses dimensions, l’atelier rappelait plutôt par sa décoration surchargée un boudoir des années 1900. Paul s’avança et capta les premiers détails. Des napperons protégeaient les appareils modernes – ordinateur, chaîne hi-fi, télévision... – ou mettaient en valeur des cadres photographiques, des bibelots de verre, de grandes poupées noyées dans des frou-frous de dentelles. Les murs étaient parsemés de posters touristiques faisant la part belle à Istanbul. Des petits kilims aux couleurs vives étaient suspendus aux cloisons comme des stores. Des drapeaux turcs en papier, plantés un peu partout, répondaient aux cartes postales épinglées en grappes sur les colonnes de bois qui soutenaient les combles.

Un bureau en chêne massif, couvert d’un sous-main cuir, occupait la droite de la pièce, laissant la place centrale à un divan de velours vert qui trônait sur un vaste tapis. Il n’y avait personne ici.

Schiffer se dirigea vers une embrasure dissimulée par un rideau de perles et roucoula :

— Ma princesse, c’est moi, Schiffer. Pas la peine de te refaire une beauté.

Seul le silence lui répondit. Paul fit quelques pas et observa de près plusieurs photographies. A chaque fois une rousse aux cheveux courts, plutôt jolie, souriait en compagnie d’illustres présidents : Bill Clinton, Boris Eltsine, François Mitterrand. Sans doute la fameuse Tansu Ciller...

Un cliquetis lui fit tourner la tête. Le rideau de perles s’ouvrit sur la femme des photographies, bien réelle, mais en version plus massive.

Gozar Halman avait accentué sa ressemblance avec la ministre, sans doute pour s’assurer une autorité supplémentaire. Ses vêtements, tunique et pantalon noirs, tout juste rehaussés de quelques bijoux, jouaient la sobriété. Ses gestes, sa démarche s’affirmaient dans le même registre, trahissant une distance hautaine de femme d’affaires. Son apparence semblait tracer autour d’elle une ligne invisible. Le message était clair : toute tentative de séduction était à bannir.

Pourtant, le visage misait sur un autre registre, presque opposé. C’était une grande face blanche de pierrot lunaire, encadrée de cheveux vermeils, dont les yeux scintillaient avec violence : les paupières de Gozar étaient crayonnées d’orange, constellées de paillettes.

— Schiffer, dit-elle d’une voix rauque, je sais pourquoi tu es là.

— Enfin un esprit vif !

Elle rangea quelques papiers sur son bureau, avec distraction :

— Je me doutais bien qu’ils finiraient par te sortir des cartons.

Elle n’avait pas de véritable accent – seulement un léger roulis qui venait chahuter chaque fin de phrase, qu’elle semblait cultiver avec coquetterie.

Schiffer fit les présentations, abandonnant au passage son ton grinçant. Paul pressentit qu’il faisait jeu égal avec la femme.

— Qu’est-ce que tu sais ? interrogea-t-il sans préambule.

— Rien. Moins que rien.

Elle se pencha encore quelques secondes sur le bureau, puis alla s’asseoir dans le canapé, croisant doucement les jambes.

— Le quartier a peur, souffla-t-elle. On raconte n’importe quoi.

— C’est-à-dire ?

— Des rumeurs. Des bruits contradictoires. J’ai même entendu dire que l’assassin serait des vôtres.

— Des nôtres ?

— Un policier, oui.

Schiffer balaya cette idée d’un revers de la main.

— Parle-moi de Ruya Berkes.

Gozar caressa le napperon qui couvrait l’accoudoir du canapé :

— Elle livrait ses articles tous les deux jours. Elle est venue le 6 janvier 2001. Pas le 8. C’est tout ce que je peux dire.

Schiffer sortit un carnet de sa poche et fit semblant d’y lire quelque chose. Paul devinait là un geste de pure contenance. La « teyze » lui tenait décidément la dragée haute.

— Ruya est la deuxième victime du tueur, continua-t-il, yeux baissés sur ses pages. Le corps que nous avons retrouvé le 10 janvier.

— Que Dieu ait son âme. (Ses doigts jouaient toujours avec la dentelle.) Mais ça ne me regarde pas.

— Ça vous regarde tous. Et j’ai besoin de renseignements.

Le ton montait, mais Paul sentait une étrange familiarité dans cet échange. Une complicité entre le feu et la glace, qui n’avait rien à voir avec l’enquête.

— Je n’ai rien à dire, répéta-t-elle. Le quartier se refermera sur cette histoire. Comme sur toutes les autres.

Les mots, la voix, le ton incitèrent Paul à mieux observer la Turque. Elle braquait son regard noir surplombé d’or rouge vers le Chiffre. Il songea à des lamelles de chocolat fourrées aux écorces d’orange. Mais surtout, il comprit à cet instant une vérité implicite : Gozar Halman était la femme ottomane que Schiffer avait failli épouser. Que s’était-il passé ? Pourquoi l’histoire avait-elle tourné court ?

La marchande de fourrures alluma une cigarette. Longue bouffée de lassitude bleutée.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Quand livrait-elle ses manteaux ?

— En fin de journée.

— Toute seule ?

— Toute seule. Toujours.

— Tu sais quel chemin elle prenait ?

— La rue du Faubourg-Poissonnière. A cette heure, c’est la foule, si c’est ta question.

Schiffer passa aux généralités :

— Quand Ruya Berkes est-elle arrivée à Paris ?

— Mai 2001. Tu n’as pas vu Marius ?

Il ignora la question :

— Quel genre de femme c’était ?

— Une paysanne, mais elle avait connu la ville.

— Adana ?

— D’abord Gaziantep, puis Adana.

Schiffer se pencha, il parut intéressé par ce détail :

— Elle était originaire de Gaziantep ?

— Je crois, oui.

Il marcha dans la pièce, frôlant les bibelots :

— Alphabétisée ?

— Non. Mais moderne. Pas une esclave des traditions.

— Elle se baladait dans Paris ? Elle sortait ? Elle allait en boîte ?

— J’ai dit moderne, pas dévoyée. Elle était musulmane. Tu sais aussi bien que moi ce que ça signifie. De toute façon, elle ne parlait pas un mot de français.

— Comment s’habillait-elle ?

— A l’occidentale. (Elle monta le ton.) Schiffer : qu’est-ce que tu cherches ?

— Je cherche à savoir comment elle a pu être surprise par le tueur. Une fille qui ne sort pas de chez elle, ne parle à personne, n’a aucune distraction, c’est pas facile à approcher.

L’interrogatoire tournait en rond. Les mêmes questions qu’une heure auparavant, les mêmes réponses attendues. Paul se posta devant la baie vitrée, côté atelier, et écarta le voilage. Les Turcs continuaient leur manège ; l’argent changeait de mains, au-dessus des fourrures lovées comme des bêtes assoupies.

La voix de Schiffer poursuivait dans son dos :

— Quel était l’état d’esprit de Ruya ?

Comme les autres. « Mon corps est ici, ma tête est là-bas. » Elle ne pensait qu’à rentrer au pays, se marier, avoir des enfants. Elle vivait ici en transit. Le quotidien d’une fourmi, rivée sur sa machine à coudre, partageant un deux-pièces avec deux autres femmes.