Выбрать главу

— Je veux voir ses colocataires...

Paul n’écoutait plus. Il observait les va-et-vient de l’étage inférieur. Ces manœuvres avaient l’évidence d’un troc, d’un rite ancestral. Les paroles du Chiffre revinrent percer sa conscience :

— Et toi, sur le meurtrier, qu’est-ce que tu penses ?

Il y eut un silence. Assez prolongé pour que Paul se tourne à nouveau vers la pièce.

Gozar s’était levée et scrutait les toitures à travers les vitres. Sans bouger, elle murmura :

— Je pense que c’est plus... politique.

Schiffer s’approcha d’elle :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle fit volte-face :

— L’affaire pourrait dépasser les intérêts d’un seul tueur.

— Gozar, bon sang, explique-toi !

— Je n’ai rien à expliquer. Le quartier a peur et je ne fais pas exception à la règle. Tu ne trouveras personne pour t’aider.

Paul frémit. Le Moloch de son cauchemar, tenant le quartier sous sa coupe, lui parut plus que jamais réel. Un dieu de pierre qui venait chercher ses proies dans les caves et les taudis de la Petite Turquie.

La « teyze » conclut :

— L’entrevue est terminée, Schiffer.

Le flic empocha son carnet et recula, sans insister. Paul jeta un dernier regard vers les négociations d’en bas.

C’est à cet instant qu’il le repéra.

Un livreur – moustache noire et veste bleue Adidas – venait de pénétrer dans l’entrepôt, les bras chargés d’un carton. Son regard se leva machinalement vers la mezzanine. En apercevant Paul, son expression se pétrifia.

Il posa son chargement, dit quelques mots à un manœuvre, près des cintres, puis recula jusqu’à la porte. Son dernier coup d’œil vers la plate-forme confirma l’intuition de Paul : la peur.

Les deux policiers rejoignirent la salle du bas. Schiffer lâcha :

— Elle m’emmerde, cette bourrique, avec ses fines allusions. Putains de Turcs. Tous tordus, tous...

Paul accéléra le pas et bondit sur le seuil. Il plongea son regard dans la cage d’escalier : la main brune filait sur la rampe. L’homme fuyait à toutes jambes.

Il murmura à Schiffer, qui parvenait sur le palier :

— Venez. Vite.

36

Paul courut jusqu’à la voiture. Il s’installa au volant et tourna la clé de contact d’un seul mouvement. Schiffer eut juste le temps de monter à bord.

— Qu’est-ce qui se passe ? bougonna-t-il.

Paul démarra sans répondre. La silhouette venait d’obliquer à droite, au bout de la rue Sainte-Cécile. Il accéléra et tourna dans la rue du Faubourg-Poissonnière, affrontant de nouveau le trafic et la cohue.

L’homme marchait d’un pas rapide, se faufilant entre les livreurs, les passants, les fumées des vendeurs de crêpes et de pitas, jetant des regards-déclics par-dessus son épaule. Il remontait la rue en direction du boulevard Bonne-Nouvelle. Schiffer fit avec mauvaise humeur :

— Tu vas t’expliquer, ouais ?

Paul murmura, en passant la troisième :

— Chez Gozar, un homme. Quand il nous a vus, il s’est enfui.

— Et alors ?

— Il a flairé le flic. Il a eu peur d’être interrogé. Il sait peut-être quelque chose sur notre affaire.

Le « client » tourna à gauche, dans la rue d’Enghien. Coup de chance : il marchait dans le sens du trafic.

— Ou il a pas sa carte de séjour, marmonna Schiffer.

— Chez Gozar ? Qui a sa carte ? Ce mec a une raison spéciale d’avoir peur. Je le sens.

Le Chiffre cala ses genoux contre le tableau de bord. Il demanda d’une voix maussade :

— Où il est ?

— Trottoir de gauche. La veste Adidas.

Le Turc remontait toujours la rue. Paul s’efforçait de rouler avec discrétion. Un feu rouge. La tache bleue moirée s’éloigna. Paul devinait le regard de Schiffer qui le suivait aussi. Le silence dans l’habitacle prit une épaisseur particulière : ils s’étaient compris, partageant le même calme, la même attention, concentrés sur leur cible.

Vert.

Paul démarra, jouant des pédales en douceur, sentant une chaleur intense courir le long de ses jambes. Il accéléra, juste à temps pour voir le Turc se glisser à droite, dans la rue du Faubourg-Saint-Denis, toujours dans le sens de la circulation.

Paul suivit le mouvement, mais la rue était à l’arrêt. Bloquée, asphyxiée par la multitude, lançant dans l’air grisâtre sa rumeur de cris et de klaxons.

Il tendit le cou et plissa les yeux. Au-dessus des carrosseries et des têtes, les enseignes se superposaient – gros, demi-gros, détail... La veste Adidas avait disparu. Il regarda plus loin encore. Les façades des immeubles se fondaient dans la brume de pollution. Au fond, l’arche de la porte Saint-Denis flottait dans la lumière enfumée.

— Je le vois plus.

Schiffer ouvrit sa vitre. Le vacarme s’engouffra dans l’habitacle. Il passa les épaules au-dehors.

— Plus haut, avertit-il. A droite.

La circulation reprit. Le point bleu se détacha d’un groupe de piétons. Nouvel arrêt. Paul se convainquit que l’embouteillage jouait leur jeu ; rouler au pas pour suivre la marche d’un homme...

Le Turc disparut de nouveau, puis se matérialisa, entre deux camionnettes en livraison, juste devant le café Le Sully. Il ne cessait de lancer des coups d’œil derrière lui. Les avait-il repérés ?

— Il crève de trouille, commenta Paul. Il sait quelque chose.

— Ça veut rien dire. Il y a une chance sur mille pour...

— Faites-moi confiance. Juste une fois.

Paul passa de nouveau la première. Sa nuque lui brûlait, le col de sa parka était humide de sueur. Il gagna en vitesse et se retrouva à la hauteur du Turc, alors que la rue du Faubourg-Saint-Denis s’achevait.

Soudain, au pied de l’arche, l’homme traversa la chaussée, leur passant pratiquement sous le nez, sans les remarquer. Il s’engagea au pas de course dans le boulevard Saint-Denis.

— Merde, jura Paul. C’est à sens unique.

Schiffer se redressa :

— Gare-toi. On va continuer à... Putain. Il prend le métro !

Le fuyard avait traversé le boulevard, disparaissant dans la bouche de métro Strasbourg-Saint-Denis. Paul braqua avec violence et stoppa la bagnole devant le bar de l’Arcade, dans le lacet qui contourne l’arc de triomphe.

Schiffer était déjà dehors.

Paul baissa le pare-soleil frappé du sigle POLICE et jaillit de la Golf.

L’imperméable du Chiffre virevoltait entre les voitures comme une oriflamme. Paul ressentit une flambée de fièvre. En une seconde, il capta tout, le frémissement de l’air, la rapidité de Schiffer, la détermination qui les unissait en cet instant.

Il zigzagua à son tour parmi la circulation du boulevard et rattrapa son partenaire au moment où il descendait les escaliers.

Les deux flics s’engouffrèrent dans le hall de la station. Une foule pressée s’agitait sous la voûte orangée. Paul scanna le tableau : à gauche, les cabines vitrées de la RATP ; à droite, les panneaux bleus des lignes de métro ; en face, les portillons automatiques.

Pas de Turc.

Schiffer plongea parmi les voyageurs, pratiquant un slalom fulgurant en direction des portes pneumatiques. Paul se hissa sur la pointe des pieds et entrevit leur mec obliquer à droite.