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Nicolas ne lâcha plus l’accélérateur. Doigts crispés sur le dossier du siège avant, Laurent suivait chaque esquive, chaque coup de volant. Il ressemblait à un enfant concentré devant un jeu vidéo. Anna était toujours étonnée de découvrir que, malgré ses diplômes, malgré son poste de directeur au Centre des études et bilans du ministère de l’Intérieur, Laurent n’avait jamais oublié l’excitation du terrain, l’emprise de la rue. « Pauvre flic », pensa-t-elle.

Porte Maillot, ils quittèrent le boulevard périphérique et s’engagèrent dans l’avenue des Ternes ; le chauffeur éteignit enfin sa sirène. Anna entrait dans son univers quotidien. La rue du Faubourg-Saint-Honoré et ses chatoiements de vitrines ; la salle Pleyel et ses longues baies, au premier étage, où s’agitaient des danseuses rectilignes ; les arcades d’acajou de la boutique Mariage Frères où elle achetait ses thés rares.

Avant d’ouvrir sa portière elle dit, reprenant la conversation là où la sirène l’avait interrompue :

— Ce n’est pas simplement un boulot, tu le sais. C’est ma façon de rester en contact avec le monde extérieur. De ne pas devenir totalement givrée dans notre appartement.

Elle sortit de la voiture et se pencha encore vers lui :

— C’est ça ou l’asile, tu comprends ?

Ils échangèrent un dernier regard et, le temps d’un cillement, ils furent de nouveau alliés. Jamais elle n’aurait utilisé le mot « amour » pour désigner leur relation. C’était une complicité, un partage, en deçà du désir, des passions, des fluctuations imposées par les jours et les humeurs. Des eaux calmes, oui, souterraines, qui se mêlaient en profondeur. Ils se comprenaient alors entre les mots, entre les lèvres...

Tout à coup, elle reprit espoir. Laurent allait l’aider, l’aimer, la soutenir. L’ombre deviendrait ambre. Il demanda :

— Je passe te chercher ce soir ?

Elle fit « oui » de la tête, lui souffla un baiser, puis se dirigea vers la Maison du Chocolat.

4

Le carillon de la porte tinta comme si elle était une cliente ordinaire. Ces seules notes familières la réconfortèrent. Elle s’était portée candidate pour ce travail le mois précédent, après avoir repéré l’annonce dans la vitrine : elle cherchait alors seulement à se distraire de ses obsessions. Mais elle avait trouvé beaucoup mieux ici.

Un refuge.

Un cercle qui conjurait ses angoisses.

Quatorze heures ; la boutique était déserte. Clothilde avait sans doute profité de l’accalmie pour se rendre à la réserve ou au stock.

Anna traversa la salle. La boutique entière ressemblait à une boîte de chocolats, oscillant entre le brun et l’or. Au centre, le comptoir principal trônait comme un orchestre aligné, avec ses classiques noirs ou crème : carrés, palets, bouchées... A gauche, le bloc de marbre de la caisse supportait les « extras », les petits caprices qu’on cueillait à la dernière seconde, au moment de payer. A droite, se déployaient les produits dérivés : pâtes de fruits, bonbons, nougats, comme autant de variations sur le même thème. Au-dessus, sur les étagères, d’autres douceurs brillaient encore, enveloppées dans des sachets de papier cristal, dont les reflets brisés attisaient la gourmandise.

Anna remarqua que Clothilde avait achevé la vitrine de Pâques. Des paniers tressés supportaient des œufs et des poules de toutes tailles ; des maisons en chocolat, au toit en caramel, étaient surveillées par des petits cochons en pâte d’amandes ; des poussins jouaient à la balançoire, dans un ciel de jonquilles en papier.

— T’es là ? Super. Les assortiments viennent d’arriver.

Clothilde jaillit du monte-charge, au fond de la salle, actionné par une roue et un treuil à l’ancienne, qui permettait de hisser directement les caisses depuis le parking du square du Roule. Elle bondit de la plateforme, enjamba les boîtes empilées et se dressa devant Anna, radieuse et essoufflée.

Clothilde était devenue en quelques semaines un de ses repères protecteurs. Vingt-huit ans, un petit nez rose, des mèches blond châtain voletant devant les yeux. Elle avait deux enfants, un mari « dans la banque », une maison à crédit et un destin tracé à l’équerre. Elle évoluait dans une certitude de bonheur qui déconcertait Anna. Vivre auprès de cette jeune femme était à la fois rassurant et irritant. Elle ne pouvait croire une seconde à ce tableau sans faille ni surprise. Il y avait dans ce credo une sorte d’obstination, de mensonge assumé. De toute façon, un tel mirage lui était inaccessible : à trente et un ans, Anna n’avait pas d’enfant et avait toujours vécu dans le malaise, l’incertitude, la crainte du futur.

— C’est l’enfer, aujourd’hui. Ça n’arrête pas.

Clothilde saisit un carton et se dirigea vers la réserve, au fond du magasin. Anna passa son châle sur l’épaule et l’imita. Le samedi était un tel jour d’affluence qu’elles devaient profiter du moindre répit pour garnir de nouveaux plateaux.

Elles pénétrèrent dans la remise, une pièce aveugle de dix mètres carrés. Des amas de conditionnements et des planches de papier-bulles obstruaient déjà l’espace.

Clothilde déposa sa boîte et écarta ses cheveux d’un souffle, en avançant sa lèvre inférieure :

— Je t’ai même pas demandé : comment ça s’est passé ?

— Ils m’ont fait des examens toute la matinée. Le médecin a parlé d’une lésion.

— Une lésion ?

— Une zone morte dans mon cerveau. La région où on reconnaît les visages.

— C’est dingue. Ça se soigne ?

Anna posa son chargement et répéta machinalement les paroles d’Ackermann :

— Je vais suivre un traitement, oui. Des exercices de mémoire, des médicaments pour déplacer cette fonction dans une autre partie de mon cerveau. Une partie saine.

— Génial !

Clothilde arborait un sourire de liesse, comme si elle venait d’apprendre la rémission complète d’Anna. Ses expressions étaient rarement adaptées aux situations et trahissaient une indifférence profonde. En réalité, Clothilde était imperméable au malheur des autres. Le chagrin, l’angoisse, l’incertitude glissaient sur elle comme des gouttes d’huile sur une toile cirée. Pourtant, à cet instant, elle parut saisir sa gaffe.

La sonnette de la porte vint à son secours.

— J’y vais, dit-elle en tournant les talons. Installe-toi, je reviens.

Anna écarta quelques cartons et s’assit sur un tabouret. Elle commença à disposer sur un plateau des Roméo – des carrés de mousse au café frais. La pièce était déjà saturée par les effluves entêtants du chocolat. En fin de journée, leurs vêtements, leur sueur même exhalaient cette odeur, leur salive était chargée de sucre. On racontait que les serveurs de bar étaient saouls à force de respirer les vapeurs d’alcool. Les marchandes de chocolat engraissaient-elles à force de côtoyer des friandises ?

Anna n’avait pas pris un gramme. En réalité, elle ne prenait jamais un gramme. Elle mangeait comme on se purge et la nourriture elle-même semblait se méfier d’elle. Les glucides, les lipides et autres fibres passaient leur chemin à son contact...