Trop impatient de fuir.
Il traversa le salon, attrapa son sac de voyage et ouvrit la porte.
Tout avait commencé avec la peur.
Tout finirait avec elle.
39
Il descendit dans le parc de stationnement de son immeuble par l’escalier de secours. Sur le seuil, il scruta la zone obscure : vide. Il traversa le parking puis déverrouilla une porte de tôle noire, dissimulée derrière une colonne. Au bout d’un couloir, il rejoignit la station de métro Anvers. Il jeta un regard derrière lui : personne sur ses pas.
Dans le hall de la station, la foule des voyageurs le fit paniquer un instant, puis il se raisonna : ces passants favorisaient sa fuite. Il se fraya un chemin sans ralentir, le regard rivé sur une nouvelle porte, de l’autre côté de l’espace de céramique.
Là, près de la cabine du photomaton, il fit mine d’attendre sa série de clichés face à la petite lucarne et se servit du passe qu’il s’était procuré. Après quelques hésitations, il dénicha la bonne clé et ouvrit discrètement la paroi sur laquelle était inscrit : RÉSERVÉ AU PERSONNEL.
Il retrouva la solitude avec soulagement. Une odeur insistante planait dans le couloir ; un effluve aigre, prégnant, qu’il ne parvenait pas à identifier et qui semblait l’envelopper tout entier. Il s’enfonça dans le boyau, butant contre des cartons moisis, des câbles oubliés, des conteneurs métalliques. A aucun moment il ne chercha à allumer. Il tritura plusieurs serrures, ouvrit des cadenas, des parois grillagées, des portes plombées. Il ne prenait pas la peine de les refermer à clé mais les sentait s’accumuler sur son passage comme autant de couches protectrices.
Enfin, il pénétra dans les entrailles du second parking, situé sous le square d’Anvers. La réplique exacte du premier, hormis le sol et les murs peints en vert clair. Tout était désert. Il reprit sa marche. Il était en nage, agité de tremblements, et se sentait alternativement brûlant et glacé, par secousses. Au-delà de l’angoisse, il reconnaissait ces symptômes : le manque.
Enfin, au n° 2033, il repéra le break Volvo. Son allure imposante, sa carrosserie gris métallisé, sa plaque portant l’immatriculation du département du Haut-Rhin lui procurèrent un sentiment de réconfort. Tout son organisme parut se stabiliser, trouver son point d’équilibre.
Dès les premiers troubles d’Anna, il avait compris que la situation allait s’aggraver. Mieux que quiconque, il savait que ces défaillances allaient se multiplier et que le projet, tôt ou tard, tournerait à la catastrophe. Il avait alors imaginé une solution de repli. Dans un premier temps, retourner dans son pays d’origine : l’Alsace. Puisqu’il ne pouvait pas changer de nom, il s’enfouirait parmi les autres Ackermann de la planète – plus de trois cents dans les seuls départements du Bas et du Haut-Rhin. Ensuite, il envisagerait le vrai départ : Brésil, Nouvelle-Zélande, Malaisie...
Il extirpa le bip de sa poche. Il allait l’actionner quand une voix le frappa dans le dos :
— Tu es sûr que tu n’oublies rien ?
Il se retourna et aperçut une créature noire et blanche, serrée dans un manteau de velours, à quelques mètres de lui.
Anna Heymes.
Il ressentit d’abord une bouffée de colère. Il songea à un oiseau de malheur, une malédiction rivée à ses pas. Puis il se ravisa : « La livrer, se dit-il. La livrer, ton seul salut. »
Il lâcha son sac et prit un ton de réconfort :
— Anna, où tu étais, bon sang ? Tout le monde te cherche. (Il avança en ouvrant les bras.) Tu as eu raison de venir me trouver. Tu...
— Ne bouge pas.
Il se figea net et lentement, très lentement, pivota vers la nouvelle voix. Une autre silhouette se détacha d’une colonne, sur sa droite. Il éprouva un tel étonnement que sa vue se brouilla. Des souvenirs se formèrent, confusément, à la surface de sa conscience. Il connaissait cette femme.
— Mathilde ?
Elle s’approcha sans répondre. Il répéta, du même ton hébété :
— Mathilde Wilcrau ?
Elle se planta devant lui, braquant de sa main gantée un pistolet automatique. Il balbutia, passant de l’une à l’autre :
— Vous... Vous vous connaissez ?
— Quand on ne se fie plus au neurologue, où va-t-on ? Chez le psychiatre.
Elle allongeait comme autrefois les syllabes en ondulations graves. Comment oublier une telle voix ? Un flot de salive inonda sa bouche. Un limon qui portait en lui le même goût que le relent bizarre de tout à l’heure. Cette fois, il l’identifia : le goût de la peur, acre, profond, malfaisant. Il en était la source unique. Il l’exsudait par tous les pores de sa peau.
— Vous m’avez suivi ? Qu’est-ce que vous voulez ?
Anna s’approcha. Ses yeux indigo brillaient dans la lumière verdâtre du parking. Des yeux d’océan sombre, étirés, presque asiatiques. Elle dit en souriant :
— A ton avis ?
40
Je suis le meilleur, ou du moins l’un des meilleurs, dans les domaines des neurosciences, de la neuropsychologie et de la psychologie cognitive, toutes nationalités confondues. Ce n’est pas de la vanité, simplement un fait reconnu dans la communauté scientifique internationale. A cinquante-deux ans, je suis ce qu’on appelle une valeur, une référence.
Pourtant, je ne suis devenu vraiment important dans ces domaines que lorsque je me suis extrait du monde scientifique, lorsque je suis sorti des sentiers battus pour me dissoudre dans une voie interdite. Une voie que personne d’autre n’avait empruntée avant moi. A ce moment seulement, je suis devenu un chercheur majeur, un pionnier qui marquera son temps. Sauf qu’il est déjà trop tard pour moi...
Mars 1994.
Au terme de seize mois d’expériences tomographiques sur la mémoire – troisième saison du programme « Mémoire personnelle et Mémoire culturelle » –, la répétition de certaines anomalies m’incite à contacter les laboratoires qui, dans le cadre de leurs recherches, utilisent le même traceur radioactif que ma propre équipe : l’Oxygène-15.
Réponse unanime : ils n’ont rien remarqué.
Cela ne signifie pas que je me trompe. Cela signifie que j’inocule des doses supérieures à mes sujets d’expériences et que la singularité de mes résultats tient, justement à ce dosage. Je pressens cette vérité : j’ai franchi un seuil, et ce seuil a révélé le pouvoir de la substance.
Il est trop tôt pour publier quoi que ce soit. Je me contente de rédiger un rapport à l’intention de mes bailleurs de fonds, le Commissariat à l’Energie Atomique, dressant le bilan de la saison écoulée. Dans une note annexe, à la dernière page, je mentionne la répétition des faits originaux remarqués au cours des tests. Des faits qui concernent l’influence indirecte de l’O-15 sur le cerveau humain, et qui mériteraient, sans aucun doute, de faire l’objet d’un programme spécifique.
La réaction est immédiate. Je suis convoqué au siège du CEA, au mois de mai. Je suis attendu, dans une vaste salle de conférences, par une dizaine de spécialistes. Coupes en brosse, formules rigides : je les reconnais au premier coup d’œil. Ce sont les militaires qui m’ont reçu deux ans plus tôt, lorsque j’ai présenté pour la première fois mon programme de recherches.