Il s’arrête, reprend sa respiration, puis poursuit :
— Les pilotes-kamikazes du 11 septembre s’étaient épilé le corps. Tu sais pourquoi ? Pour être parfaitement purs au moment d’entrer au paradis. On ne peut rien contre de tels salopards. Ni les espionner, ni les acheter, ni les comprendre.
Ses yeux brillent d’un éclat ambigu, comme s’il avait prévenu tout le monde de l’imminence de la catastrophe :
— Je te le répète : il n’y a qu’un seul moyen pour choper ces fanatiques. Retourner l’un d’entre eux. Le convertir pour lire l’envers de leur folie. Alors seulement, on pourra se battre.
Le Géant Vert plante ses coudes sur la nappe, arrondit ses lèvres sur son ballon de rouge, puis relève sa moustache d’un sourire :
— J’ai une bonne nouvelle pour toi. A compter d’aujourd’hui, le projet Morpho repart. Je t’ai même trouvé un candidat. (Le rictus poivré s’accentue.) Je devrais plutôt dire : une candidate.
41
Moi. La voix d’Anna claqua sur le ciment comme une balle de ping-pong. Eric Ackermann lui adressa un faible sourire, presque un sourire d’excuse. Voilà près d’une heure qu’il parlait sans discontinuer, assis dans la Volvo Break, portière ouverte, les jambes déroulées au-dehors. Il avait la gorge sèche et aurait donné n’importe quoi pour un verre d’eau.
Contre la colonne, Anna Heymes demeurait immobile, aussi fine qu’un graffiti à l’encre de Chine. Mathilde Wilcrau ne cessait d’aller et venir, actionnant la minuterie lorsque les néons s’éteignaient.
Tout en parlant, il les observait l’une et l’autre. La petite, pâle et noire, lui paraissait, malgré sa jeunesse, empreinte d’une raideur très ancienne, presque minérale. La grande, au contraire, était végétale, vibrante d’une fraîcheur intacte. Toujours cette bouche trop rouge, ces cheveux trop noirs, ce heurt de couleurs crues, comme sur un étal de marché.
Comment pouvait-il avoir de telles idées en cet instant ? Les hommes de Charlier devaient maintenant sillonner le quartier, escortés par les flics de l’arrondissement, tous à sa recherche. Des bataillons de policiers armés qui voulaient lui faire la peau. Et ce besoin de drogue qui montait, s’associant à sa soif, irritant la moindre parcelle de son corps...
Anna répéta, quelques notes plus bas :
— Moi...
Elle tira de sa poche un paquet de cigarettes. Ackermann risqua :
— Je... Je peux en avoir une ?
Elle alluma d’abord sa Marlboro puis, après une hésitation, lui en offrit une. Lorsqu’elle fit jouer son briquet, l’obscurité s’abattit. La flamme perça la nuit et imprima la scène en négatif.
Mathilde actionna de nouveau le commutateur.
— La suite, Ackermann. Il nous manque la donnée principale : qui est Anna ?
Le ton était toujours menaçant mais dénué de colère ou de haine. Il savait maintenant que ces femmes ne le tueraient pas. On ne s’improvise pas assassin. Sa confession était volontaire, et le soulageait. Il attendit que le goût du tabac brûlé emplisse sa gorge pour répondre :
— Je ne sais pas tout. Loin de là. D’après ce qu’on m’a dit, tu t’appelles Sema Gokalp. Tu es turque, ouvrière clandestine. Tu viens de la région de Gaziantep, dans le sud de l’Anatolie. Tu travaillais dans le 10e arrondissement. Ils t’ont amenée à l’institut Henri-Becquerel le 16 novembre 2001, après une brève hospitalisation à l’hôpital Sainte-Anne.
Anna demeurait impassible, toujours plaquée contre la colonne. Les mots semblaient la traverser sans effet apparent, comme un bombardement de particules, invisible mais mortel.
— Vous m’avez enlevée ?
— Trouvée plutôt. J’ignore comment ça s’est passé. Un affrontement entre Turcs, un saccage dans un atelier de Strasbourg-Saint-Denis. Une sombre histoire de racket, je ne sais pas au juste. Quand les flics sont arrivés, il n’y avait plus personne dans l’atelier. Sauf toi. Tu étais planquée dans un réduit...
Il inhala une bouffée. Malgré la nicotine, l’odeur de peur persistait.
— L’affaire est revenue aux oreilles de Charlier. Il a tout de suite compris qu’il tenait là un sujet idéal pour tenter le projet Morpho.
— Pourquoi « idéal » ?
— Sans papiers, sans famille, sans attaches. Et surtout, en état de choc.
Ackermann lança un regard à Mathilde ; un regard de spécialiste. Puis il revint à Anna :
— Je ne sais pas ce que tu as vu cette nuit-là, mais cela devait être quelque chose d’atroce. Tu étais totalement traumatisée. Trois jours après, tes membres étaient encore ankylosés par la catalepsie. Tu sursautais au moindre bruit. Mais le plus intéressant, c’est que le trauma avait brouillé ta mémoire. Tu paraissais incapable de te souvenir de ton nom, de ton identité, des quelques informations inscrites sur ton passeport. Tu ne cessais de murmurer des paroles incohérentes. Cette amnésie me préparait le terrain. J’allais pouvoir t’implanter plus rapidement de nouveaux souvenirs. Un cobaye parfait.
Anna cria :
— Salopard !
Il acquiesça en fermant les yeux puis se ravisa ; prenant conscience de son attitude, il ajouta avec cynisme :
— En plus, tu t’exprimais dans un français impeccable. C’est ce détail qui a donné l’idée à Charlier.
— Quelle idée ?
— Au départ, nous voulions simplement injecter des fragments artificiels dans la tête d’un sujet étranger, d’une culture distincte. Nous voulions voir ce que cela donnerait. Par exemple, modifier la conviction religieuse d’un musulman. Ou lui instiller un motif de ressentiment. Mais avec toi, d’autres possibilités se profilaient. Tu parlais parfaitement notre langue. Ton physique était celui d’une Européenne bon teint. Charlier a placé la barre plus haut : un conditionnement total. Effacer ta personnalité et ta culture au profit d’une identité d’Occidentale.
Il s’arrêta. Les deux femmes conservaient le silence. Une invite tacite à poursuivre :
— J’ai d’abord approfondi ton amnésie en t’injectant un surdosage de Valium. Puis j’ai attaqué le travail de conditionnement proprement dit. La construction de ta nouvelle personnalité. Sous Oxygène-15.
Mathilde demanda d’une voix intriguée :
— Cela consistait en quoi ?
Une nouvelle bouffée, puis il répondit, sans pouvoir quitter Anna des yeux :
— Principalement à t’exposer à des informations. Sous toutes les formes. Des discours. Des images filmées. Des sons enregistrés. Avant chaque séance, je t’injectais la substance radioactive. Les résultats étaient incroyables. Chaque donnée se transformait dans ton cerveau en souvenir réel. Tu devenais chaque jour un peu plus la véritable Anna Heymes.