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La petite femme se décolla du pylône :

— Tu veux dire qu’elle existe vraiment ?

L’odeur intérieure était de plus en plus forte, virant au pourrissement. Oui, il était en train de pourrir sur place. Alors que le manque d’amphétamines levait une lente panique au fond de son crâne.

— Il fallait remplir ta mémoire avec un ensemble cohérent de souvenirs. Le meilleur moyen était de choisir une personnalité existante, d’utiliser son histoire, ses photos, ses films vidéo. Voilà pourquoi nous avons choisi Anna Heymes. Nous possédions ce matériel.

— Qui est-elle ? Où est la véritable Anna Heymes ?

Il recala ses lunettes sur son nez, avant de lâcher :

— A quelques mètres sous terre. Elle est morte. La femme de Heymes s’est suicidée il y a six mois. La place était libre, en quelque sorte. Tous tes souvenirs appartiennent à son histoire. Les parents décédés. La famille dans le Sud-Ouest. Le mariage à Saint-Paul-de-Vence. La licence de droit.

A cet instant, la lumière s’éteignit. Mathilde ralluma. Le retour de sa voix coïncida avec celui de la lumière :

— Vous auriez relâché une telle femme dans les milieux turcs ?

— Non. Ça n’aurait eu aucun sens. C’était une opération à blanc. Juste une tentative de conditionnement... total. Pour voir jusqu’où nous pouvions aller.

— A terme, demanda Anna, qu’est-ce que vous auriez fait de moi ?

— Aucune idée. Ce n’était plus de mon ressort.

Un mensonge de plus. Bien sûr qu’il savait ce qui attendait cette femme. Que faire d’un cobaye aussi gênant ? Lobotomie ou élimination. Quand Anna reprit la parole, elle paraissait avoir perçu cette sinistre réalité. Sa voix avait la froideur d’une lame :

— Qui est Laurent Heymes ?

— Exactement ce qu’il dit : le directeur des études et bilans du ministère de l’Intérieur.

— Pourquoi s’est-il prêté à cette mascarade ?

— Tout est lié à sa femme. Elle était dépressive, incontrôlable. Les derniers temps, Laurent avait tenté de la faire travailler. Une mission particulière, au ministère de la Défense, qui concernait la Syrie. Anna a volé des documents. Elle a voulu les monnayer auprès des autorités de Damas, pour s’enfuir on ne sait où. Une dingue. L’affaire a été découverte. Anna a flanché et s’est suicidée.

Mathilde tiqua :

— Et cette histoire demeurait un moyen de pression sur Laurent Heymes, même après sa mort ?

— Il a toujours eu peur du scandale. Sa carrière aurait été anéantie. Un haut fonctionnaire mariée à une espionne... Charlier possède un dossier complet là-dessus. Il tient Laurent comme il tient tout le monde.

— Tout le monde ?

— Alain Lacroux. Pierre Caracilli. Jean-François Gaudemer. (Il se tourna encore vers Anna.) Les soi-disant hauts fonctionnaires qui partageaient tes dîners.

— Qui sont-ils ?

— Des clowns, des tricards, des policiers corrompus, sur lesquels Charlier possède des informations et qui étaient obligés de se prêter à ces réunions de carnaval.

— Pourquoi ces réunions ?

— Une idée à moi. Je voulais confronter ton esprit au monde extérieur, observer tes réactions. Tout était filmé. Les conversations étaient enregistrées. Il faut que tu comprennes que ton existence entière était fausse : l’immeuble de l’avenue Hoche, la concierge, les voisins... Tout était sous notre contrôle.

— Un rat de laboratoire.

Ackermann se leva et voulut faire quelques pas, mais il se retrouva aussitôt bloqué entre la portière ouverte et le mur du parking. Il s’affaissa sur son siège :

— Ce programme est une révolution scientifique, répliqua-t-il d’un ton rauque. Il n’y avait pas de considérations morales à avoir.

Au-dessus de la porte, Anna lui tendit une nouvelle cigarette. Elle paraissait prête à lui pardonner, à condition qu’il donne tous les détails :

— La Maison du Chocolat ?

En allumant la Marlboro, il s’aperçut qu’il tremblait. Une onde de choc s’annonçait. Le manque allait bientôt hurler sous sa peau.

— Cela a été un des problèmes, dit-il dans un nuage de fumée. Ce job nous a pris de vitesse. Il a fallu resserrer notre surveillance. Des flics t’observaient en permanence. Le voiturier d’un restaurant, je crois...

— La Marée.

— La Marée, c’est ça.

— Quand je travaillais à la Maison du Chocolat, un client venait souvent. Un homme que j’avais l’impression de connaître. C’était un flic ?

— Possible. Je ne connais pas les détails. Tout ce que je sais, c’est que tu nous échappais.

De nouveau, l’obscurité tomba. Mathilde réveilla les rampes de néon.

— Mais le vrai problème, c’était les crises, enchaîna-t-il. J’ai tout de suite pressenti qu’il y avait une faille. Et que cela allait empirer. Le trouble concernant les visages n’était qu’un signe avant-coureur : ta vraie mémoire était en train de refaire surface.

— Pourquoi les visages ?

— Aucune idée. Nous sommes dans la pure expérimentation.

Ses mains tremblaient de plus en plus. Il se concentra sur son discours :

— Quand Laurent t’a surprise à l’observer en pleine nuit, on a compris que tes troubles s’accentuaient. Il fallait t’interner.

— Pourquoi voulais-tu faire une biopsie ?

— Pour en avoir le cœur net. Peut-être que l’injection massive d’Oxygène-15 a provoqué une lésion. Il faut que je comprenne ce phénomène !

Il s’arrêta net, regrettant d’avoir crié. Il avait l’impression que des courts-circuits faisaient crépiter sa peau. Il balança sa cigarette et coinça ses doigts sous ses cuisses. Combien de temps allait-il tenir encore ?

Mathilde Wilcrau passa à la question cruciale :

— Les hommes de Charlier : où cherchent-ils ? Combien sont-ils ?

— Je ne sais pas. Je suis sur la touche. Laurent aussi. Je n’ai même plus de contact avec lui... Pour Charlier, le programme est clos. Il n’y a qu’une urgence : te récupérer et te retirer de la circulation. Vous lisez les journaux. Vous savez ce qui se passe dans les médias, dans l’opinion publique, pour une malheureuse écoute téléphonique non autorisée. Imaginez ce qui arriverait si le projet était connu.

— Je suis donc la femme à abattre ? demanda Anna.

— La femme à soigner, plutôt. Tu ne sais pas ce que tu as dans la tête. Tu dois te rendre, te remettre entre les mains de Charlier. Entre nos mains. C’est la seule solution pour que tu guérisses, et qu’on ait tous la vie sauve !

Il leva les yeux au-dessus de l’arc de ses lunettes. Il les voyait floues, et c’était mieux comme ça. Il renchérit :

— Bon Dieu, vous ne connaissez pas Charlier ! Je suis certain qu’il a agi en toute illégalité. Maintenant, il fait le ménage. A l’heure qu’il est, je ne sais même pas si Laurent est encore vivant. Tout est foutu, à moins qu’on puisse encore te traiter...

Sa voix mourut dans sa gorge. A quoi bon poursuivre ? Lui-même ne croyait plus à cette éventualité. Mathilde énonça de sa voix basse :

— Tout ça ne nous dit pas pourquoi vous avez changé son visage.

Ackermann sentit un sourire monter à ses lèvres : il attendait cette question depuis le début.