— Nous n’avons pas changé ton visage.
— Quoi ?
Il les observa de nouveau à travers ses carreaux. La stupéfaction figeait leurs traits. Il planta ses yeux dans les pupilles d’Anna :
— Tu étais comme ça quand nous t’avons trouvée. Dès les premiers scanners, j’ai découvert les cicatrices, les implants, les pivots. C’était incroyable. Une opération esthétique complète. Un truc qui a dû coûter une fortune. Pas le genre d’intervention que peut se payer une ouvrière clandestine.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Que tu n’es pas une ouvrière. Charlier et les autres se sont trompés. Ils ont cru enlever une Turque anonyme. Mais tu es beaucoup plus que ça. Aussi dingue que cela puisse paraître, je crois que tu te cachais déjà dans le quartier turc quand ils t’ont découverte.
Anna éclata en sanglots :
— C’est pas possible... C’est pas possible... Quand tout cela s’arrêtera-t-il ?
— En un sens, continua-t-il avec un étrange acharnement, cette vérité explique le succès de la manipulation. Je ne suis pas un magicien. Je n’aurais jamais pu transformer à ce point une ouvrière débarquée d’Anatolie. Surtout en quelques semaines. Il n’y a que Charlier pour gober un truc pareil.
Mathilde s’arrêta sur ce dernier point :
— Qu’a-t-il dit quand tu lui as annoncé que son visage était modifié ?
— Je ne lui ai pas dit. J’ai caché à tout le monde ce fait délirant. (Il regarda Anna.) Même le dernier samedi, quand tu es venue à Becquerel, j’ai substitué les radios. Tes cicatrices apparaissaient sur tous les clichés.
Anna essuya ses larmes :
— Pourquoi tu as fait ça ?
— Je voulais achever l’expérience. L’occasion était trop belle... Ton état psychique était idéal pour tenter l’aventure. Seul comptait le programme...
Anna et Mathilde demeuraient interdites. Quand la petite Cléopâtre reprit, sa voix était aussi sèche qu’une feuille d’encens.
— Si je ne suis pas Anna Heymes, ni Sema Gokalp, qui suis-je ?
— Pas la moindre idée. Une intellectuelle, une immigrée politique... Ou une terroriste. Je...
Les néons s’éteignirent encore une fois. Mathilde n’esquissa pas un geste. L’obscurité parut s’approfondir comme une coulée de goudron. Un bref instant, il se dit : « Je me suis trompé, elles vont me tuer. » Mais la voix d’Anna résonna dans les ténèbres :
— Il n’y a qu’un seul moyen pour le savoir.
Personne ne rallumait la lumière. Eric Ackermann devinait la suite. Anna murmura, soudain près de lui :
— Tu vas me rendre ce que tu m’as volé. Ma mémoire.
HUIT
42
Il s’était débarrassé du môme, et c’était déjà ça.
Après la corrida de la gare et ses révélations, Jean-Louis Schiffer avait emmené Paul Nerteaux dans une brasserie, en face de la gare de l’Est, La Strasbourgeoise. Il lui avait de nouveau expliqué les vrais enjeux de l’enquête, qui se résumaient à « cherchez la femme ». Pour l’heure, rien d’autre ne comptait ; ni les victimes ni les tueurs. Il leur fallait débusquer la cible des Loups Gris ; celle que ces derniers cherchaient depuis cinq mois dans le quartier turc et qu’ils avaient manquée jusqu’ici.
Enfin, au bout d’une heure de discussion serrée, Paul Nerteaux avait capitulé et pris un virage à cent quatre-vingts degrés. Son intelligence et sa capacité d’adaptation ne cessaient d’étonner Schiffer ; le môme avait alors défini lui-même la nouvelle stratégie à suivre.
Premier point : élaborer un portrait-robot de la Proie en se fondant sur les photographies des trois mortes, puis diffuser cet avis de recherche dans le quartier turc.
Deuxième point : renforcer les patrouilles, multiplier les contrôles d’identité, les fouilles à travers la Petite Turquie. Un tel ratissage pouvait paraître dérisoire mais, selon Nerteaux, on pouvait aussi tomber sur la femme par hasard. Ça s’était déjà vu : après vingt-cinq ans de cavale, Toto Riina, le chef suprême de Cosa Nostra, avait été arrêté à la suite d’un banal contrôle d’identité, en plein Palerme.
Troisième point : retourner chez Marius, le patron de l’Iskele, et étudier ses fichiers afin de voir si d’autres ouvrières ne correspondaient pas à ce signalement. Cette idée plaisait à Schiffer, mais il ne pouvait débarquer là-bas après le traitement qu’il avait infligé au marchand d’esclaves.
Il se réservait en revanche le quatrième point : rendre visite à Talat Gurdilek, chez qui travaillait la première victime. Il fallait terminer le boulot d’interrogatoire auprès des employeurs des femmes assassinées, et il était candidat.
Enfin, cinquième point, le seul orienté vers les tueurs eux-mêmes : lancer une recherche du côté de l’Immigration et des visas au cas où des ressortissants turcs connus pour leurs relations avec l’extrême droite ou la mafia seraient arrivés en France depuis le mois de novembre 2001. Ce qui supposait d’éplucher toutes les arrivées en provenance d’Anatolie depuis cinq mois, les confronter aux fichiers d’Interpol, et aussi les soumettre aux services de police turcs.
Schiffer ne croyait pas à cette piste, il connaissait trop bien les liens étroits existant entre ses collègues turcs et les Loups Gris, mais il avait laissé parler le jeune flic, tout feu tout flamme.
En vérité, il ne croyait à aucune de ces manœuvres. Mais il s’était montré patient, parce qu’il avait une nouvelle idée derrière la tête...
Alors qu’ils étaient en route vers l’île de la Cité, où Nerteaux comptait présenter son nouveau plan au juge Bomarzo, il avait tenté sa chance. Il lui avait expliqué que le meilleur moyen d’avancer maintenant serait de séparer les équipes. Pendant que Paul diffuserait les portraits-robots et qu’il « brieferait » les troupes des commissariats du 10e arrondissement, il pourrait, lui, filer chez Gurdilek...
Le jeune capitaine avait réservé sa réponse après sa visite au magistrat. Il l’avait fait poireauter plus de deux heures dans un troquet en face du palais de justice, le plaçant même sous la surveillance d’un planton. Puis il était sorti de son rancart gonflé à bloc : Bomarzo lui laissait les coudées franches pour son petit plan Vigipirate. A l’évidence, cette perspective l’exaltait, il était maintenant d’accord sur tout.
Il l’avait déposé à 18 heures boulevard de Magenta, près de la gare de l’Est et lui avait donné rendez-vous à 20 heures au café Sancak, rue du Faubourg-Saint-Denis, afin de faire le point.
Schiffer marchait maintenant dans la rue de Paradis. Enfin seul ! Enfin libre... A respirer le goût acide du quartier, à sentir la force magnétique de « son » territoire. La fin de journée ressemblait à une fièvre, pâle et engourdissante. Le soleil déposait sur chaque vitrine des particules de lumière, une sorte du talc doré, qui possédait une grâce macabre, un vrai maquillage d’embaumeur.
Il avançait d’un pas rapide, se conditionnant pour affronter celui qui était un des caïds majeurs du quartier : Talat Gurdilek. Un homme qui avait débarqué à Paris dans les années 60, à dix-sept ans, sans le moindre sou, sans le moindre atout, et qui possédait maintenant une vingtaine d’ateliers et d’usines de confection, en France et en Allemagne, ainsi qu’une bonne dizaine de pressings et de laveries automatiques. Un cador qui régnait sur tous les étages du quartier turc, officiels ou officieux, légaux ou illégaux. Quand Gurdilek éternuait, c’était tout le ghetto qui s’enrhumait.