Anna, comme les autres épouses, était rigoureusement exclue de ces rencontres ; et lorsque le dîner se déroulait dans leur appartement de l’avenue Hoche, elle était priée d’aller au cinéma.
Pourtant, trois semaines plus tôt, Laurent lui avait proposé de se joindre à la réunion suivante. Elle avait d’abord refusé, d’autant plus que son mari avait ajouté, de son ton de garde-malade : « Tu verras, ça te distraira. » Puis elle s’était ravisée ; elle était finalement assez curieuse de rencontrer des collègues de Laurent, d’observer d’autres profils de hauts fonctionnaires. Après tout, elle ne connaissait qu’un seul modèle : le sien.
Elle n’avait pas regretté sa décision. Lors de cette soirée, elle avait découvert des hommes durs mais passionnants, qui s’exprimaient entre eux sans tabou ni réserve. Elle s’était sentie comme une reine dans ce groupe, seule femme à bord, auprès de laquelle ces policiers rivalisaient d’anecdotes, de faits d’armes, de révélations.
Depuis ce premier soir, elle participait à chaque dîner et avait appris à mieux les connaître. A repérer leurs tics, leurs atouts – et aussi leurs obsessions. Ces dîners offraient une vraie photographie du monde de la police. Un monde en noir et blanc, un univers de violence et de certitudes, à la fois caricatural et fascinant.
Les participants étaient toujours les mêmes, à quelques exceptions près. Le plus souvent, c’était Alain Lacroux qui dirigeait les conversations. Grand, maigre, vertical, la cinquantaine exubérante, il ponctuait chaque fin de phrase d’un coup de fourchette ou d’un dodelinement de la tête. Même l’inflexion de son accent méridional participait à cet art de la finition, du cisèlement. Tout en lui chantait, ondulait, souriait – nul n’aurait pu soupçonner ses responsabilités réelles : il dirigeait la sous-direction des Affaires criminelles de Paris.
Pierre Caracilli était son opposé. Petit, trapu, sombre, il bougonnait en permanence, d’une voix lente qui possédait des vertus presque hypnotiques. C’était cette voix qui avait endormi les méfiances, extirpé des aveux aux criminels les plus endurcis. Caracilli était corse. Il occupait un poste important à la Direction de la Surveillance du Territoire (DST).
Jean-François Gaudemer n’était ni vertical, ni horizontal : c’était un roc compact, ramassé, têtu. A l’ombre d’un front haut et dégarni, ses yeux étaient animés d’une noirceur où semblaient couver des orages. Anna tendait toujours l’oreille lorsqu’il parlait. Ses propos étaient cyniques, ses histoires effrayantes, mais face à lui, on éprouvait une sorte de reconnaissance ; le sentiment ambigu qu’un voile se levait sur la trame cachée du monde. Il était le patron de l’OCTRIS (Office Central de Répression du Trafic Illicite des Stupéfiants). L’homme de la drogue en France.
Mais le préféré d’Anna était Philippe Charlier. Un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix, qui craquait dans ses costumes de prix. Surnommé le « Géant Vert » par ses collègues, il avait une tête de boxeur, large comme une pierre, cadrée par une moustache et une tignasse poivre et sel. Il parlait trop fort, riait comme un moteur à explosion, et enrôlait de force son interlocuteur dans ses histoires drôles, en le prenant par l’épaule.
Pour le comprendre, il fallait un vrai lexique, tendance salace. Il disait « un os dans le slip » pour « érection », décrivait ses cheveux crépus comme des « poils de couilles » ; et lorsqu’il évoquait ses vacances à Bangkok, il résumait : « Emmener sa femme en Thaïlande, c’est comme emporter sa bière à Munich. »
Anna le trouvait vulgaire, inquiétant, mais irrésistible. Il émanait de lui une puissance bestiale, quelque chose d’intensément « flic ». On ne l’imaginait pas ailleurs que dans un bureau mal éclairé, arrachant des confessions aux suspects. Ou sur le terrain, à diriger des hommes armés de fusils d’assaut.
Laurent lui avait révélé que Charlier avait abattu de sang-froid au moins cinq hommes au cours de sa carrière. Son terrain de manœuvre était le terrorisme. DST, DGSE, DNAT : quelles que soient les initiales sous lesquelles il s’était battu, il avait toujours mené la même guerre. Vingt-cinq ans d’opérations clandestines, de coups de force. Quand Anna demandait plus de détails, Laurent balayait la réponse d’un geste : « Ce ne serait qu’une partie infime de l’iceberg. »
Ce soir-là, le dîner se déroulait justement chez lui, avenue de Breteuil. Un appartement haussmannien, aux parquets vernis, rempli d’objets coloniaux. Par curiosité, Anna avait fureté dans les pièces accessibles : pas la moindre trace d’une présence féminine ; Charlier était un célibataire endurci.
Il était 23 heures. Les convives étaient vautrés dans la position nonchalante d’une fin de repas, auréolés par la fumée de leur cigare.
En ce mois de mars 2002, quelques semaines avant les élections présidentielles, chacun rivalisait de prévisions, d’hypothèses, imaginant les changements qui surviendraient au sein du ministère de l’Intérieur selon le candidat élu. Ils semblaient tous prêts pour une bataille majeure, sans être certains d’y participer.
Philippe Charlier, assis près d’Anna, lui souffla en aparté :
— Ils nous emmerdent avec leurs histoires de flics. Tu connais celle du Suisse ?
Anna sourit :
— Tu me l’as racontée samedi dernier.
— Et celle de la Portugaise ?
— Non.
Charlier planta ses deux coudes sur la table :
— C’est une Portugaise qui s’apprête à descendre une piste de ski. Lunettes baissées, genoux fléchis, bâtons relevés. Un skieur arrive à sa hauteur et lui demande avec un large sourire : « Tout schuss ? » La Portugaise lui répond : « Ch’peux pas. Ch’ai les lèvres chercées. »
Elle mit une seconde à comprendre puis éclata de rire. Les blagues du policier ne dépassaient jamais la hauteur de la braguette mais elles avaient le mérite d’être inédites. Elle riait encore quand le visage de Charlier se troubla. D’un coup, ses traits perdirent en netteté ; ils ondulèrent, littéralement, au sein de sa figure.
Anna détourna les yeux et tomba sur les autres convives. Leurs traits tremblaient eux aussi, se désaxaient, formant une vague d’expressions contradictoires, monstrueuses, mêlant les chairs, les rictus, les hurlements...
Un spasme la souleva. Elle se mit à respirer par la bouche.
— Ça ne va pas ? s’inquiéta Charlier.
— Je... J’ai chaud. Je vais me rafraîchir.
— Tu veux que je te montre ?
Elle posa la main sur son épaule et se leva :
— Ça va. Je vais trouver.
Elle longea le mur, s’appuyant sur l’angle de la cheminée, butant contre une table roulante, provoquant une vague de cliquetis...
Depuis le seuil, elle lança un regard derrière elle : la mer des masques se levait toujours. Une sarabande de cris, de rides en fusion, de chairs troublées qui jaillissaient pour la poursuivre. Elle franchit la porte en retenant un hurlement.