Выбрать главу

Front, tempes, bouche : elle revint plusieurs fois à la charge. La figure du tueur se déchira en giclées sanglantes. Titubant, il perdit son arme, battant maladroitement des bras, comme s’il était harcelé par des abeilles meurtrières.

Enfin, Anna porta le coup de grâce. De tout son poids, elle se lança sur lui. Ils roulèrent sur le sol. Le cornet s’enfonça dans la joue droite. Anna maintint sa pression, crochetant littéralement la peau, mettant à nu la gencive.

Mathilde rampait sur le dos, s’aidant des coudes Elle hurlait, sans pouvoir quitter des yeux le combat sauvage.

Anna lâcha enfin sa lame et se redressa. L’homme, gesticulant dans le bourbier de cendres, tentait d’extirper la coupe enfoncée dans son orbite. Anna ramassa le revolver et écarta les mains de l’agonisant. Elle attrapa le goulot et opéra une torsion, l’arrachant de l’arcade – il contenait l’œil rougeoyant. Mathilde voulut encore détourner son regard mais n’y parvint pas. Anna enfonça le canon dans le trou béant et tira.

56

De nouveau, le silence.

De nouveau, l’odeur acre des cendres.

Les urnes répandues, avec leurs couvercles ouvragés.

Les fleurs de plastique, éparses et colorées.

Le corps s’est abattu à quelques centimètres de Mathilde, l’aspergeant de sang, de cervelle et de débris d’os. Un des bras touche sa jambe mais elle n’a pas la force de s’en écarter. Les battements de son cœur sont si lâches que l’intervalle entre deux pulsations lui semble être, chaque fois, le dernier.

— Il faut partir. Les gardiens vont rappliquer.

Mathilde lève les yeux.

Ce qu’elle découvre lui déchire le cœur.

Le visage d’Anna est devenu pierre. La poussière des morts s’amasse au creux de ses traits, les transformant en sillons craquelés, en rides ravinées. Par contraste, ses yeux paraissent injectés, à vif.

Mathilde songe à l’œil qui a roulé dans le goulot : elle va vomir.

Anna tient à la main un sac de sport, sans doute récupéré dans le casier.

— La drogue est foutue, dit-elle. Plus le temps de pleurer là-dessus.

— Qui es-tu ? Seigneur, qui es-tu ?

Anna pose le sac à terre et l’ouvre :

— Il ne nous aurait pas fait de cadeau, crois-moi.

Elle attrape des liasses de dollars et d’euros, les compte rapidement puis les replace à l’intérieur.

— C’était mon contact à Paris, reprend-elle. Celui qui devait répartir la drogue en Europe. S’occuper des réseaux de distribution.

Mathilde baisse les yeux vers le cadavre. Elle aperçoit une grimace brunâtre d’où jaillit un œil fixe, rivé vers le plafond. Lui donner un nom, en guise d’épitaphe :

— Comment s’appelait-il ?

— Jean-Louis Schiffer. C’était un flic.

— Un flic, ton contact ?

Anna ne répond pas. Elle saisit au fond du sac un passeport, qu’elle feuillette rapidement. Mathilde revient au corps :

— Vous étiez... partenaires ?

— Il ne m’avait jamais vue, mais je connaissais son visage. Nous avions un signe de reconnaissance. Une broche en forme de fleur de pavot. Et aussi une sorte de mot de passe : les quatre lunes.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Laisse tomber.

Un genou à terre, elle poursuit sa fouille. Elle découvre plusieurs chargeurs de pistolet automatique. Mathilde l’observe, incrédule. Son visage ressemble à un masque de boue séchée ; une figure rituelle, figée par la glaise. Anna n’a plus rien d’humain.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demande Mathilde.

La femme se redresse et sort de sa ceinture une arme de poing – sans doute l’automatique qu’elle a trouvé dans le casier. Elle actionne le ressort de la crosse, expulse le chargeur vide. Son assurance trahit les réflexes de l’entraînement :

— Partir. Il n’y a plus d’avenir pour moi à Paris.

— Où ?

Elle glisse un nouveau chargeur dans le magasin.

— Turquie.

— Turquie ? Mais pourquoi ? Si tu vas là-bas, ils te trouveront.

— Où que j’aille, ils me trouveront. Je dois couper la source.

— La source ?

— La source de la haine. L’origine de la vengeance. Je dois retourner à Istanbul. Les surprendre. Ils ne m’attendent pas là-bas.

— C’est qui : ils ?

— Les Loups Gris. Tôt ou tard, ils découvriront ma nouvelle tête.

— Et alors ? Il y a mille endroits où te cacher.

— Non. Quand ils connaîtront mon nouveau visage, ils sauront où me débusquer.

— Pourquoi ?

— Parce que leur chef l’a déjà vu, dans un tout autre contexte.

— Je ne comprends rien.

— Je te le répète : oublie tout ça ! Ils me poursuivront jusqu’à leur mort. Pour eux, ce n’est pas un contrat ordinaire. Ils en font une question d’honneur. Je les ai trahis. J’ai trahi mon serment.

— Quel serment ? De quoi tu parles ?

Elle abaisse le cran de sécurité et glisse l’arme dans son dos.

— Je suis des leurs. Je suis une louve.

Mathilde sent sa respiration se figer, l’irrigation de son corps se ralentir. Anna s’agenouille et lui saisit les épaules. Son visage n’a plus de couleur mais quand elle parle, on aperçoit, entre ses lèvres, sa langue rose, presque fluorescente.

Une bouche de viande crue.

— Tu es vivante et c’est un miracle, dit-elle avec douceur. Quand tout sera fini, je t’écrirai. Je te donnerai les noms, les circonstances, tout. Je veux que tu connaisses la vérité, mais à distance. Quand je serai près d’en finir et que tu seras à l’abri.

Mathilde ne répond pas, hagarde. Durant quelques heures – une éternité –, elle a protégé cette femme comme sa propre chair. Elle en a fait sa fille, son bébé.

Et c’est en réalité un tueur.

Un être de violence et de cruauté.

Une sensation atroce se réveille au fond de son corps. Un remous de vase dans un bassin pourri. L’humidité glauque de ses entrailles relâchées, ouvertes.

A cette seconde, l’idée d’une grossesse lui coupe le souffle.

Oui : cette nuit, elle a accouché d’un monstre.

Anna se relève, attrapant le sac de sport :

— Je t’écrirai. Je te le jure. Je t’expliquerai tout.

Elle disparaît dans une éclipse de cendres.

Mathilde demeure immobile, les yeux fixés sur la galerie vide,

Au loin, les sirènes du cimetière retentissent.

DIX

57

C’est Paul.

Un souffle à l’autre bout de la ligne, puis :

— T’as vu l’heure ?

Il regarda sa montre : à peine 6 heures du matin.

— Désolé. Je n’ai pas dormi.

Le souffle se transforma en soupir d’épuisement.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Juste savoir : Céline, elle a bien reçu les bonbons ?

La voix de Reyna se durcit :

— T’es un malade.

— Elle les a reçus ou non ?

— Tu m’appelles pour ça, à 6 heures ?

Paul frappa la vitre de la cabine téléphonique – son portable était encore à plat.

— Dis-moi seulement si ça lui a fait plaisir. Je ne l’ai pas vue depuis dix jours !