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— Ce qui lui a fait plaisir, ce sont les mecs en uniforme qui les lui ont apportés. Elle n’a parlé que de ça toute la journée. Merde. Tout ce parcours idéologique pour en arriver là. Des flics comme baby-sitters...

Paul imaginait sa fille en admiration devant les galons d’argent, les yeux pétillants face aux friandises que les îlots lui donnaient. L’image lui chauffa le cœur. Il promit tout à coup, sur un ton enjoué :

— Je rappellerai dans deux heures, avant qu’elle parte pour l’école !

Reyna raccrocha sans un mot.

Il sortit de la cabine et aspira une grande goulée d’air nocturne. Il se trouvait sur la place du Trocadéro, entre les musées de l’Homme et de la Marine et le théâtre de Chaillot. Une pluie fine piquetait le parvis central cerné de palissades, visiblement en pleine restauration.

Il suivit les planches qui formaient un couloir et traversa l’esplanade. La bruine posait un film d’huile sur son visage. La température, beaucoup trop douce pour la saison, le faisait transpirer sous sa parka. Ce temps poisseux s’accordait avec son humeur. Il se sentait sale, usé, vidé ; un goût de papier mâché sur la langue.

Depuis le coup de fil de Schiffer, à 23 heures, il suivait la piste des chirurgiens esthétiques. Après avoir admis le nouveau virage de l’enquête – une femme au visage modifié, poursuivie à la fois par les hommes de Charlier et les Loups Gris –, il s’était rendu au siège du Conseil de l’Ordre des médecins, avenue de Friedland, dans le 8e arrondissement, en quête de toubibs qui auraient eu des problèmes avec la justice. « Refaire un visage, c’est jamais innocent », avait dit Schiffer. Il fallait donc chercher un chirurgien sans scrupules. Paul avait eu l’idée de commencer par ceux qui possédaient un casier judiciaire.

Il avait plongé dans les archives, n’hésitant pas à convoquer, en pleine nuit, le responsable de ce service pour venir l’aider. Résultat : plus de six cents dossiers pour les seuls départements de l’Île-de-France et les cinq dernières années. Comment se sortir d’une telle liste ? A 2 heures du matin, il avait appelé Jean-Philippe Arnaud, le président de l’association des chirurgiens esthétiques pour lui demander conseil. En réponse, l’homme ensommeillé avait donné trois noms : des virtuoses à la réputation suspecte qui auraient pu accepter ce genre d’opération sans y regarder de trop près.

Avant de raccrocher, Paul l’avait encore interrogé sur les autres chirurgiens réparateurs – les « figures respectables ». Du bout des lèvres, Jean-Philippe Arnaud avait ajouté sept noms, en précisant que ces praticiens – connus et reconnus – ne se seraient jamais lancés dans une telle intervention. Paul avait écourté ses commentaires en le remerciant.

A 3 heures du matin, il tenait donc une liste de dix noms. La nuit ne faisait que commencer pour lui...

Il stoppa de l’autre côté de la terrasse du Trocadéro, entre les deux pavillons des musées, face à la vallée de la Seine. Assis sur les marches, il se laissa gagner par la beauté du spectacle. Les jardins déployaient paliers, fontaines et statues en une scénographie féerique. Le pont d’Iéna déposait ses touches de lumière sur le fleuve, jusqu’à la tour Eiffel, sur l’autre rive, qui ressemblait à un gros presse-papiers de fonte. Tout autour, les immeubles obscurs du Champ-de-Mars dormaient d’un silence de temple. L’ensemble du tableau évoquait un royaume caché du Tibet, un Xanadu merveilleux, situé aux confins du monde connu.

Paul laissa affluer ses souvenirs des dernières heures.

Il avait d’abord essayé de contacter les chirurgiens par téléphone. Mais dès le premier appel, il avait compris qu’il n’obtiendrait rien de cette manière : on lui avait raccroché au nez. De toute façon, il devait leur soumettre en priorité les portraits des victimes et celui d’Anna Heymes, que Schiffer lui avait laissé au commissariat de Louis-Blanc.

Il s’était donc rendu chez le plus proche des chirurgiens « suspects », rue Clément-Marot. D’origine colombienne, milliardaire, l’homme, selon Jean-Philippe Arnaud, était soupçonné d’avoir opéré la moitié des « parrains » de Medellin et de Cali. Sa réputation d’habileté était immense. On disait qu’il pouvait opérer indifféremment de la main droite ou de la main gauche.

Malgré l’heure tardive, l’artiste n’était pas couché – du moins il ne dormait pas. Paul l’avait dérangé en pleins ébats intimes, dans la pénombre parfumée de son vaste loft. Il n’avait pas vu distinctement son visage mais il avait compris que les portraits ne lui disaient rien.

Le deuxième correspondait à une clinique, rue Washington, de l’autre côté des Champs-Elysées.

Paul avait cueilli le chirurgien juste avant une intervention d’urgence sur un grand brûlé. Il avait joué sa partie : carte tricolore, quelques mots sur l’affaire, les portraits plaqués sur une paillasse. L’autre n’avait même pas abaissé son masque chirurgical. Il avait juste fait « non » de la tête avant de s’en aller vers ses chairs calcinées. Paul s’était souvenu alors des paroles d’Arnaud : l’homme cultivait artificiellement de la peau humaine. On prétendait qu’il pouvait, après brûlure, modifier les empreintes digitales et peaufiner ainsi le changement d’identité de criminels en fuite...

Paul était reparti dans la nuit.

Il avait surpris le troisième plasticien en plein sommeil, dans son appartement de l’avenue d’Eylau, près du Trocadéro. Une autre célébrité, à qui on prêtait des interventions sur les plus grandes stars du spectacle. Pourtant, personne ne savait « sur qui », ni « sur quoi ». On murmurait que lui-même avait changé de visage, après des déboires avec la justice de son pays d’origine, l’Afrique du Sud.

Il avait reçu Paul avec défiance, les deux mains glissées dans ses poches de peignoir comme des revolvers. Après avoir observé les photographies, avec répugnance, il avait livré une réponse catégorique : « Jamais vu. »

Paul était sorti de ces trois visites comme d’une apnée profonde. A 6 heures du matin, il s’était brusquement senti en manque de signes connus, de repères familiers. Voilà pourquoi il avait appelé sa seule famille – ou du moins ce qu’il en restait. Le coup de téléphone ne l’avait pas réconforté. Reyna vivait toujours sur une autre planète. Et Céline, au fond de son sommeil, se situait à des années-lumière de son propre univers. Un monde où des tueurs enfonçaient des rongeurs vivants dans le sexe des femmes, où des flics coupaient des phalanges pour obtenir des informations...

Paul leva les yeux. Le spectre de l’aurore se détachait sur le ciel, comme la courbe d’un astre lointain. Une large bande mauve prenait peu à peu une teinte rosée et distillait, au sommet de son arc, une couleur de soufre, pigmentée déjà par des particules blanches et brillantes. Le mica du jour...

Il se remit debout et revint sur ses pas. Quand il atteignit la place du Trocadéro, les cafés étaient en train d’ouvrir. Il repéra les lumières du Malakoff, la brasserie où il avait donné rendez-vous à Naubrel et Matkowska, ses deux OPJ.

Depuis la veille, il leur avait ordonné de lâcher la piste des caissons à haute pression pour récolter tout ce qu’ils pourraient trouver sur les Loups Gris et leur histoire politique. Si Paul se focalisait sur la « Proie », il voulait aussi connaître les chasseurs.