C’était un tableau grave et magnifique. Noir comme la foule qui se pressait autour du convoi funéraire, devant la grande mosquée d’Ankara. Blanc comme la neige qui tombait ce jour-là à flocons redoublés. Rouge comme le drapeau turc qui flottait un peu partout, parmi les « fidèles »...
Les clichés suivants montraient les premiers rangs du cortège. Il reconnut l’ancienne Premier ministre, Tansu Ciller, et en conclut que d’autres dignitaires politiques turcs étaient venus. Il nota même la présence d’émissaires venus d’Etats voisins, portant des vêtements traditionnels d’Asie centrale, toques et houppelandes brodées d’or.
Soudain, Paul eut une autre idée. Les parrains de la mafia turque devaient aussi participer à ce défilé... Les chefs des familles d’Istanbul et des autres régions d’Anatolie, venus rendre un dernier hommage à leur allié politique. Peut-être même y avait-il parmi eux celui qui tirait les ficelles de son affaire. L’homme qui avait lancé les tueurs aux trousses de Sema Gokalp...
Il passa en revue les autres tirages, qui révélaient des détails singuliers parmi la foule. Ainsi, la plupart des drapeaux rouges n’étaient pas frappés d’un croissant – l’emblème turc –, mais de trois croissants, disposés en triangle. En écho, des affiches arboraient l’effigie d’un loup hurlant sous les trois lunes.
Paul avait l’impression de contempler une armée en marche, des guerriers de pierre, aux valeurs primitives, aux symboles ésotériques. Plus qu’un simple parti politique, les Loups Gris formaient une sorte de secte, un clan mystique aux références ancestrales.
Sur les derniers clichés, un ultime détail le surprit : les militants ne levaient pas leur poing serré au passage du cercueil, comme il l’avait cru. Ils effectuaient un salut original, deux doigts levés. Il se concentra sur une femme en larmes sous la neige, qui effectuait ce geste énigmatique.
A y regarder de plus près, elle dressait l’index et l’auriculaire, alors que son majeur et son annulaire se groupaient contre le pouce, comme pour former une pincée. Il demanda à voix haute :
— Qu’est-ce que c’est que ce geste ?
— J’sais pas, répondit Matkowska. Ils font tous ça. Sans doute un signe de reconnaissance. Y m’ont l’air bien barrés !
Ce signe était une clé. Deux doigts levés, vers le ciel, à la manière de deux oreilles...
Et soudain, il comprit.
Il reproduisit le geste, face à Naubrel et Matkowska.
— Bon sang, souffla-t-il, vous ne voyez pas ce que ça représente ?
Paul plaça sa main de profil, pointée comme un museau vers la vitre :
— Regardez mieux.
— Merde, souffla Naubrel. C’est un loup. Une gueule de loup.
59
En sortant de la brasserie, Paul annonça :
— On sépare les équipes.
Les deux flics accusèrent le coup. Après leur nuit blanche, ils avaient sans doute espéré rentrer chez eux. Il ignora leur mine dépitée :
— Naubrel, tu reprends l’enquête sur les caissons à haute pression.
— Quoi ? Mais...
— Je veux la liste complète des sites qui abritent ce type de matériel en Île-de-France.
L’OPJ ouvrit les mains en signe d’impuissance :
— Capitaine, ce truc, c’est une impasse. Avec Matkowska, on a tout ratissé. De la maçonnerie au chauffage, du sanitaire aux vitrages. On a visité les ateliers d’essai, les...
Paul l’arrêta. S’il s’était écouté, lui aussi aurait laissé tomber. Mais Schiffer, au téléphone, l’avait interrogé à ce sujet, ça signifiait qu’il possédait une bonne raison de s’y intéresser. Et plus que jamais, Paul faisait confiance à l’instinct du vieux briscard...
— Je veux la liste, trancha-t-il. Tous les lieux où il existe la moindre chance que les tueurs aient utilisé un caisson.
— Et moi ? demanda Matkowska.
Paul lui tendit les clés de son appartement :
— Tu fonces chez moi, rue du Chemin-Vert. Tu récupères dans ma boîte aux lettres les catalogues, les fascicules et tous les documents concernant des masques et des bustes antiques. C’est un BAC qui collecte ça pour moi.
— Qu’est-ce que j’en fais ?
Il ne croyait pas davantage à cette piste mais, encore une fois, il entendit la voix de Schiffer : « Et les masques antiques ? » L’hypothèse de Paul n’était peut-être pas si mauvaise...
— Tu t’installes dans mon appartement, reprit-il d’un ton ferme. Tu compares chaque image avec les visages des mortes.
— Pourquoi ?
— Cherche des ressemblances. Je suis certain que le tueur s’inspire de vestiges archéologiques pour les défigurer.
Le flic regardait les clés miroiter dans sa paume, incrédule. Paul ne s’expliqua pas davantage. Il conclut, en se dirigeant vers sa voiture :
— Le point à midi. Si vous trouvez quelque chose de sérieux d’ici là, vous m’appelez aussi sec.
Maintenant il était temps de s’occuper d’une idée nouvelle qui le titillait : un conseiller culturel de l’ambassade de Turquie, Ali Ajik, habitait à quelques blocs de là. Cela valait le coup de l’appeler. L’homme s’était toujours montré coopératif dans le cadre de l’enquête et Paul avait besoin de parler à un citoyen turc.
Dans sa voiture, il utilisa son téléphone portable, enfin rechargé. Ajik ne dormait pas – du moins l’assura-t-il.
Quelques minutes plus tard, Paul gravissait l’escalier du diplomate. Il vacillait légèrement. Le manque de sommeil, la faim, l’excitation...
L’homme l’accueillit dans un petit appartement moderne, transformé en caverne d’Ali Baba. Des meubles vernis rutilaient de reflets mordorés. Des médaillons, des cadres, des lanternes montaient à l’assaut des murs, irradiant l’or et le cuivre. Le sol disparaissait sous des kilims superposés, vibrant des mêmes teintes d’ocré. Ce décor des Mille et Une Nuits ne cadrait pas avec le personnage d’Ajik, Turc moderne et polyglotte d’une quarantaine d’années.
— Avant moi, expliqua-t-il sur un ton d’excuse, l’appartement était occupé par un diplomate de la vieille école.
Il sourit, les mains enfoncées dans les poches de son jogging gris perle :
— Alors, quelle est l’urgence ?
— Je voudrais vous montrer des photos.
— Des photos ? Aucun problème. Entrez. Je préparais du thé.
Paul voulut refuser mais il devait jouer le jeu. Sa visite était informelle, pour ne pas dire illégale – il mordait sur le terrain de l’immunité diplomatique.
Il s’installa à même le sol, parmi les tapis et les coussins brodés, tandis qu’Ajik, assis en tailleur, servait le thé dans des petits verres renflés.
Paul l’observa. Ses traits étaient réguliers, sous des cheveux noirs coupés très court, lui moulant le crâne comme une cagoule. Un visage net, dessiné au Rotring. Seul le regard était troublant, avec ses yeux asymétriques. La pupille gauche ne bougeait pas, toujours posée sur vous, alors que l’autre disposait de toute sa mobilité.
Sans toucher à son verre brûlant, Paul attaqua :
— Je voudrais d’abord vous parler des Loups Gris.
— Une nouvelle enquête ? Paul éluda la question :
— Qu’est-ce que vous savez sur eux ?
— Tout cela est très loin. Ils étaient surtout puissants dans les années 70. Des hommes très violents... (Il but une gorgée, posément.) Vous avez remarqué mon œil ?