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Le vestibule n’était pas éclairé. Les manteaux accrochés dessinaient des formes inquiétantes, des portes entrouvertes révélaient des rais d’obscurité. Anna s’arrêta face à un miroir cerné d’or vieilli. Elle contempla son image : une pâleur de papier vélin, une phosphorescence de spectre. Elle saisit ses épaules qui tremblaient sous son pull de laine noire.

Soudain, dans la glace, un homme apparaît derrière elle.

Elle ne le connaît pas ; il n’était pas au dîner. Elle se retourne pour lui faire face. Qui est-il ? Par où est-il arrivé ? Sa physionomie est menaçante ; quelque chose de tordu, de défiguré plane sur son visage. Ses mains brillent dans l’ombre comme deux armes blanches...

Anna recule, s’enfonce parmi les manteaux suspendus. L’homme s’avance. Elle entend les autres qui parlent dans la pièce voisine ; elle veut crier, mais sa gorge est comme tapissée de coton en flammes. Le visage n’est plus qu’à quelques centimètres. Un reflet de la psyché lui passe dans les yeux, un signal d’or éclabousse ses prunelles...

— Tu veux qu’on s’en aille maintenant ?

Anna étouffa un gémissement : c’était la voix de Laurent. Aussitôt, le visage retrouva son apparence familière. Elle sentit deux mains la soutenir et comprit qu’elle s’était évanouie.

— Bon sang, demanda Laurent, qu’est-ce que tu as ?

— Mon manteau. Donne-moi mon manteau, ordonna-t-elle en se libérant de ses bras.

Le malaise ne se dissipait pas. Elle ne reconnaissait pas complètement son époux. Une conviction l’habitait encore : oui, ses traits étaient transformés, c’était un visage modifié, qui possédait un secret, une zone opaque...

Laurent lui tendit son duffle-coat. Il tremblait. Il avait sans doute peur pour elle, mais aussi pour lui. Il craignait que ses compagnons ne saisissent la situation : un des plus hauts responsables du ministère de l’Intérieur avait une épouse cinglée.

Elle se glissa dans son manteau et savoura le contact de la doublure. Elle aurait voulu s’y enfouir pour toujours et disparaître...

Des éclats de rire résonnaient dans le salon.

— Je vais leur dire au revoir pour nous deux.

Elle entendit des intonations de reproche, puis de nouveaux rires. Anna lança un dernier coup d’œil dans le miroir. Un jour, bientôt, elle se demanderait face à cette silhouette : « Qui est-ce ? »

Laurent réapparut. Elle murmura :

— Emmène-moi. Je veux rentrer. Je veux dormir.

6

Mais le mal la poursuivait dans son sommeil. Depuis l’apparition de ses crises, Anna faisait toujours le même rêve. Des images en noir et blanc qui défilaient à une cadence incertaine, comme dans un film muet.

La scène était chaque fois identique : des paysans à l’air affamé attendaient, de nuit, sur le quai d’une gare ; un train de marchandises arrivait, dans un flot de vapeur. Une paroi s’ouvrait. Un homme, coiffé d’une casquette, apparaissait et se penchait pour saisir un drapeau qu’on lui tendait ; l’étendard portait un sigle étrange : quatre lunes disposées en étoile cardinale.

L’homme se redressait alors, haussant ses sourcils très noirs. Il haranguait la foule, faisant virevolter sa banderole dans le vent, mais on n’entendait pas ses paroles. A la place, une sorte de toile sonore s’élevait : un murmure atroce, composé de soupirs et de sanglots d’enfants.

Le chuchotement d’Anna se mêlait alors au chœur déchirant. Elle s’adressait aux jeunes voix : « Où êtes-vous ? », « Pourquoi pleurez-vous ? »

En guise de réponse, le vent se levait sur le quai de la gare. Les quatre lunes, sur le drapeau, se mettaient à scintiller comme du phosphore. La scène basculait dans le cauchemar pur. Le manteau de l’homme s’entrouvrait, révélant une cage thoracique nue, ouverte, vidée ; puis une bourrasque émiettait son visage. Les chairs s’effritaient, comme des cendres, à partir des oreilles, découvrant des muscles saillants et noirs... .

Anna se réveilla en sursaut.

Les yeux ouverts dans l’obscurité, elle ne reconnut rien. Ni la chambre. Ni le lit. Ni le corps qui dormait à ses côtés. Il lui fallut quelques secondes pour se familiariser avec ces formes étrangères. Elle s’adossa au mur et s’essuya le visage, couvert de sueur.

Pourquoi ce rêve revenait-il encore ? Quel était le lien avec sa maladie ? Elle était certaine qu’il s’agissait d’un autre versant du mal ; un écho mystérieux, un contrepoint inexplicable à sa dégradation mentale. Elle appela dans la nuit :

— Laurent ?

Dos tourné, son mari ne bougea pas. Anna attrapa son épaule :

— Laurent, tu dors ?

Il y eut un mouvement vague, des froissements de draps. Puis elle vit son profil se découper dans les ténèbres. Elle insista, à voix basse :

— Tu dors ?

— Plus maintenant.

— Je... Je peux te poser une question ?

Il se souleva à demi et cala sa tête dans les oreillers :

— J’écoute.

Anna baissa d’un ton – les sanglots du rêve résonnaient encore sous son crâne :

— Pourquoi... (Elle hésita.) Pourquoi nous n’avons pas d’enfant ?

Durant une seconde, rien ne bougea. Puis Laurent écarta les draps et s’assit au bord du lit, lui tournant de nouveau le dos. Le silence semblait tout à coup chargé de tension, d’hostilité.

Il se frotta le visage, avant de prévenir :

— On va retourner voir Ackermann.

— Quoi ?

— Je vais lui téléphoner. On va prendre rendez-vous à l’hôpital.

— Pourquoi tu dis ça ?

Il jeta par-dessus son épaule :

— Tu as menti. Tu nous as raconté que tu ne souffrais pas d’autres troubles de la mémoire. Qu’il n’y avait que ce problème avec les visages.

Anna comprit qu’elle venait de commettre une gaffe ; sa question révélait un nouvel abîme dans sa tête. Elle ne voyait que la nuque de Laurent, ses boucles vagues, son dos étroit, mais elle devinait son abattement, sa colère aussi.

— Qu’est-ce que j’ai dit ? risqua-t-elle.

Laurent pivota de quelques degrés :

— Tu n’as jamais voulu d’enfant. C’était ta condition pour m’épouser. (Il monta le ton, dressant sa main gauche.) Même le soir de notre mariage, tu m’as fait jurer que je ne te demanderais jamais ça. Tu perds la boule, Anna. Il faut réagir. Il faut faire ces examens. Comprendre ce qui se passe. On doit stopper ça ! Merde !

Anna se blottit à l’autre bout du lit :

— Donne-moi encore quelques jours. Il doit y avoir une autre solution.

— Quelle solution ?

— Je ne sais pas. Quelques jours. S’il te plaît.

Il s’allongea de nouveau et s’enfouit la tête sous les draps :

— J’appellerai Ackerman mercredi prochain.

Inutile de le remercier : Anna ne savait même pas pourquoi elle avait demandé un sursis. A quoi bon nier l’évidence ? Le mal était en train de gagner, neurone après neurone, chaque région de son cerveau.

Elle se glissa sous les couvertures, mais à bonne distance de Laurent, et réfléchit à cette énigme des enfants. Pourquoi avait-elle exigé un tel serment ? Quelles étaient ses motivations à l’époque ? Elle n’avait aucune réponse. Sa propre personnalité lui devenait étrangère.

Elle remonta jusqu’à son mariage. Il y avait huit ans. Elle était alors âgée de vingt-trois ans. De quoi se souvenait-elle au juste ?