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Le nom de Gaziantep provoqua un déclic dans l’esprit de Paul. Toutes les victimes étaient originaires de cette région. Simple coïncidence ? Il s’attarda sur le jeune homme en veste de velours boutonnée jusqu’au col. Plutôt qu’à un prodige des affaires, il ressemblait à un étudiant bohème et rêveur.

— Il fait de la politique ?

Ajik confirma d’un hochement de tête.

— Un leader moderne. Il a fondé ses propres foyers. On y écoute du rap, on y discute de l’Europe, on y boit de l’alcool. Tout cela a l’air très libéral.

— C’est un modéré ?

— En apparence seulement. A mon avis, Akarsa est un pur fanatique. Peut-être le pire de tous. Il croit à un retour radical aux racines. Il est obsédé par le passé prestigieux de la Turquie. Il possède lui aussi une fondation, où il finance des travaux d’archéologie.

Paul songea aux masques antiques, aux visages sculptés comme des pierres. Mais ce n’était pas une piste. Pas même une théorie. Tout juste un délire qui ne reposait jusqu’ici sur rien.

— Des activités criminelles ? reprit-il.

— Je ne crois pas, non. Akarsa n’a pas besoin d’argent. Et je suis sûr qu’il méprise les Loups Gris qui se compromettent avec la mafia. A ses yeux, ce n’est pas digne de la « cause ».

Paul jeta un coup d’œil à sa montre : 9 heures 30. Il était largement temps de retourner à ses chirurgiens. Il rangea les photographies et se leva :

— Merci, Ali. Je suis certain que ces informations vont m’être très utiles, d’une façon ou d’une autre.

L’homme le raccompagna jusqu’à la porte. Sur le seuil, il demanda :

— Vous ne m’avez toujours pas dit : les Loups Gris ont quelque chose à voir avec la série de meurtres ?

— Il y a une possibilité pour qu’ils soient impliqués, oui.

— Mais... de quelle façon ?

— Je ne peux rien dire.

— Vous... Vous pensez qu’ils sont à Paris ?

Paul avança dans le couloir sans répondre. Il s’arrêta dans l’escalier :

— Une dernière chose, Ali. Les Loups Gris : pourquoi ce nom ?

— Cela fait référence au mythe des origines.

— Quel mythe ?

— On raconte que, dans des temps très anciens, les Turcs n’étaient qu’une horde affamée, sans refuge, perdue au cœur de l’Asie centrale. Alors qu’ils étaient à l’agonie, des loups les ont nourris et protégés. Des loups gris, qui ont donné naissance au véritable peuple turc.

Paul s’aperçut qu’il serrait la rampe à s’en blanchir les jointures. Il imaginait une meute s’ébrouant dans des steppes infinies, se confondant avec la pulvérulence grise du soleil. Ajik conclut :

— Ils protègent la race turque, capitaine. Ils sont les gardiens des origines, de la pureté initiale. Certains d’entre eux croient même être les fils lointains d’une louve blanche, Asena. J’espère que vous vous trompez, que ces hommes ne sont pas à Paris. Parce que ce ne sont pas des criminels ordinaires. Ils ne ressemblent à rien de ce que vous avez pu connaître, de près ou de loin.

60

Paul pénétrait dans la Golf quand son téléphone sonna :

— Capitaine, j’ai peut-être quelque chose.

C’était la voix de Naubrel.

— Quoi ?

— En interrogeant un chauffagiste, j’ai découvert qu’on utilisait la pression dans un domaine d’activité qu’on n’a pas encore fouillé.

Il avait encore le crâne farci de loups et de steppes, il voyait à peine de quoi parlait l’OPJ. Il lâcha au hasard :

— Quel domaine ?

— La conservation des aliments. Une technique héritée du Japon, plutôt récente. Au lieu de chauffer les produits, on les soumet à une pression élevée. C’est plus cher mais ça permet de conserver les vitamines et...

— Putain, accouche. Tu as une piste ?

Naubrel se renfrogna.

— Plusieurs usines, en banlieue parisienne, utilisent cette technique. Des fournisseurs de luxe, genre bio ou épicerie fine. Un site me paraît intéressant, dans la vallée de la Bièvre.

— Pourquoi ?

— Il appartient à une boîte turque.

Paul ressentit des picotements à la racine des cheveux.

— Quel nom ?

— Les entreprises Matak.

Deux syllabes qui ne lui disaient rien, bien sûr.

— Qu’est-ce qu’ils font comme produits ?

— Des jus de fruits, des conserves de luxe. D’après mes informations, c’est plutôt un laboratoire qu’un site industriel. Une véritable unité pilote.

Les picotements se transformèrent en ondes électriques. Azer Akarsa. Le golden-boy nationaliste qui avait fondé sa réussite sur l’arboriculture. Le gamin venu de Gaziantep. Pouvait-il y avoir un rapport ?

Paul affermit sa voix :

— Voilà ce que tu vas faire : tu vas te débrouiller pour visiter les lieux.

— Maintenant ?

— A ton avis ? Je veux que tu inspectes leur espace pressurisé de fond en comble. Mais attention : pas question de descente officielle, ni de carte tricolore.

— Mais comment voulez-vous... ?

— Tu te démerdes. Je veux aussi que tu identifies les propriétaires de l’usine en Turquie.

— Ça doit être une holding ou une société anonyme !

— Tu interroges les responsables sur le site. Tu contactes la Chambre de Commerce en France. En Turquie s’il le faut. Je veux la liste des principaux actionnaires.

Naubrel parut deviner que son supérieur suivait une idée précise.

— Qu’est-ce qu’on cherche ?

— Peut-être un nom : Azer Akarsa.

— Putain, ces noms... Vous pouvez m’épeler ?

Paul s’exécuta. Il allait raccrocher quand l’OPJ demanda :

— Vous avez branché votre radio ?

— Pourquoi ?

— On a retrouvé un cadavre, cette nuit, au Père-Lachaise. Un corps mutilé.

Une flèche de givre sous ses côtes.

— Une femme ?

— Non. Un homme. Un flic. Un ancien du 10e. Jean-Louis Schiffer. Un spécialiste des Turcs et...

Les dégâts majeurs causés par une balle dans un corps humain ne sont pas provoqués par la balle elle-même mais par son sillage, qui crée un vide destructeur, une queue de comète à travers les chairs, les tissus, les os.

Paul sentit les mots le traverser de la même manière, s’amplifier dans ses entrailles, déployer une ligne de souffrance qui le fit hurler. Mais il n’entendit pas son propre cri, parce qu’il avait déjà plaqué son gyrophare sur le toit et déclenché sa sirène.

61

Ils étaient tous là.

Il pouvait les classer selon leur tenue. Les huiles de la place Beauvau, manteau noir et pompes cirées, portant le deuil comme une seconde nature ; les commissaires et les chefs de brigade, en vert camouflage ou pied-de-poule d’automne, ressemblant à des chasseurs embusqués ; les OPJ, blousons de cuir et brassards rouges, aux allures de marlous reconvertis en miliciens. La plupart d’entre eux, quels que soient leur grade, leur fonction, arboraient une moustache. C’était un signe de ralliement, un label au-dessus des différences. Aussi attendu que la cocarde sur leur carte officielle.