A cet instant, il tomba à genoux et éclata en sanglots. Les larmes ruisselèrent, en quelques secondes, sans qu’il songe à les retenir ou à essuyer la boue qui s’accumulait sur ses joues.
Il ne pleurait pas sur Schiffer.
Il ne pleurait pas non plus sur les femmes assassinées. Ni même sur celle qui était en sursis, en fuite quelque part.
Il pleurait sur lui-même.
Sur sa solitude et sur l’impasse dans laquelle il se trouvait désormais.
— Il serait temps qu’on se parle, non ?
Paul se retourna vivement.
Un homme à lunettes qu’il n’avait jamais vu, qui ne portait pas de masque, et dont la longue figure, bleutée de poussière, évoquait une stalactite, lui souriait.
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— C’est donc vous qui avez remis Schiffer en circulation ?
La voix était claire, forte, presque enjouée, s’accordant avec le bleu du ciel.
Paul secoua les cendres de sa parka et renifla – il avait retrouvé un semblant de contenance.
— J’avais besoin de conseils, oui.
— Quel genre de conseils ?
— Je travaille sur une série de meurtres, dans le quartier turc, à Paris.
— Votre démarche a été validée par vos supérieurs ?
— Vous connaissez la réponse.
L’homme à lunettes acquiesça. Etre grand ne lui suffisait pas : tout son maintien prenait de la hauteur. Tête altière, menton relevé, front dégagé, rehaussé encore par des boucles grises. Un haut fonctionnaire dans la force de l’âge, au profil fouineur de lévrier.
Paul lança un coup de sonde :
— Vous êtes de l’IGS ?
— Non. Olivier Amien. Observatoire géopolitique des drogues.
Lorsqu’il travaillait à l’OCRTIS, Paul avait souvent entendu ce nom. Amien passait pour le pape de la lutte antidrogue en France. Un homme qui coiffait à la fois la Brigade des stups et les services internationaux de la lutte contre le trafic de stupéfiants.
Ils tournèrent le dos au columbarium et s’enfoncèrent dans une allée qui rappelait une ruelle pavée du XIXe siècle. Paul aperçut des fossoyeurs grillant une cigarette, appuyés contre une sépulture. Ils devaient s’entretenir de l’incroyable découverte de la matinée.
Amien reprit, sur un ton lourd de sous-entendus :
— Vous-même avez travaillé à l’Office central des stupéfiants, je crois...
— Quelques années, oui.
— Quelles filières ?
— Des petites filières. Le cannabis, surtout. Les réseaux d’Afrique du Nord.
— Vous n’avez jamais touché au Croissant d’Or ?
D’un revers de main, Paul s’essuya le nez.
— Si vous alliez droit au but, on gagnerait du temps, vous et moi.
Amien décocha un sourire au soleil.
— J’espère qu’un petit cours d’histoire contemporaine ne vous fait pas peur...
Paul songea aux noms et aux dates qu’il avait ingurgités depuis l’aube.
— Allez-y. Je suis en cours de rattrapage.
Le haut fonctionnaire poussa ses montures sur son nez et commença.
— Je suppose que le nom des Talibans vous dit quelque chose. Depuis le 11 septembre, pas moyen d’échapper à ces intégristes. Les médias ont ressassé leur vie et leurs œuvres... Les bouddhas plastiqués. Leur bienveillance à l’égard de Ben Laden. Leur attitude abjecte à l’égard des femmes, de la culture ou de toute forme de tolérance. Mais il y a un fait qu’on connaît mal, le seul point positif de leur régime : ces barbares ont efficacement lutté contre la production de l’opium. Lors de leur dernière année au pouvoir, ils avaient pratiquement éradiqué la culture du pavot en Afghanistan. De 3 300 tonnes d’opium-base produites en 2000, on était passé à 185 tonnes en 2001. A leurs yeux, cette activité était contraire aux lois coraniques.
» Bien sûr, dès que le mollah Omar a perdu le pouvoir, la culture du pavot a repris de plus belle. A l’heure où je vous parle, les paysans du Ningarhar regardent éclore les fleurs de leurs semailles de novembre dernier. Ils vont bientôt commencer la récolte, dès la fin du mois d’avril.
L’attention de Paul allait et venait, comme sous l’effet d’une houle intérieure. Sa crise de larmes lui avait attendri l’esprit. Il se sentait en état d’hypersensibilité, prompt à éclater de rire ou en sanglots au moindre signal.
— ... Mais avant l’attentat du 11 septembre, poursuivit Amien, personne ne soupçonnait la fin de ce régime. Et les narcotrafiquants s’intéressaient déjà à d’autres filières. Les « buyuk-babas » turcs notamment, les « grands-pères » qui se chargent de l’exportation de l’héroïne vers l’Europe, s’étaient tournés vers d’autres pays producteurs, comme l’Ouzbékistan ou le Tadjikistan. Je ne sais pas si vous le savez, mais ces pays partagent les mêmes racines linguistiques.
Paul renifla encore :
— Je commence à le savoir, oui.
Amien marqua un bref assentiment.
— Auparavant, les Turcs achetaient l’opium en Afghanistan et au Pakistan. Ils raffinaient la morphine-base en Iran puis fabriquaient l’héroïne dans leurs laboratoires d’Anatolie. Avec les peuples turcophones, ils ont dû modifier leur filière. Ils ont raffiné la gomme dans le Caucase, puis ont produit la poudre blanche à l’extrême est de l’Anatolie. Ces réseaux ont mis du temps à s’implanter et, d’après ce que nous savons, c’était encore du bricolage jusqu’à l’année dernière.
» A la fin de l’hiver 2000-2001, nous avons entendu parler d’un projet d’alliance. Une alliance triangulaire entre la mafia ouzbèke, qui contrôle d’immenses territoires de culture ; les clans russes, héritage de l’Armée Rouge, qui maîtrisent depuis des décennies les routes du Caucase et le travail de raffinerie effectué dans cette zone ; et les familles turques, qui allaient assurer la fabrication de l’héroïne proprement dite. Nous n’avions aucun nom, aucune précision, mais des détails significatifs nous laissaient penser qu’une union au sommet se préparait.
Ils abordaient une partie plus sombre du cimetière. Des caveaux noirs, au coude à coude, des portes obscures, des toits obliques : cette zone évoquait un village de corons, blotti sous un ciel de charbon. Amien claqua la langue avant de continuer.
— ... Ces trois groupes criminels ont décidé d’inaugurer leur association par un convoi-pilote. Une petite quantité de drogue, qui serait exportée en manière de test et qui aurait valeur de symbole. Une véritable porte ouverte sur l’avenir... Pour l’occasion, chaque partenaire a voulu démontrer son savoir-faire spécifique. Les Ouzbeks ont fourni une gomme-base d’une grande qualité. Les Russes ont impliqué leurs meilleurs chimistes pour raffiner la morphine-base, et les Turcs, à l’autre extrémité de la filière, ont fabriqué une héroïne presque pure. De la numéro quatre. Un nectar.
« Nous supposons qu’ils se sont chargés aussi de l’exportation du produit, de son transfert jusqu’en Europe. Ils devaient démontrer leur fiabilité dans ce domaine. Ils rencontrent actuellement une forte concurrence avec les clans albanais et kosovars qui se sont rendus maîtres de la route des Balkans.
Paul ne voyait toujours pas en quoi ces histoires le concernaient.