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— ... Tout cela se passait à la fin de l’hiver 2001. Nous nous attendions, au printemps, à voir apparaître cette fameuse cargaison à nos frontières. Une occasion unique de tuer dans l’œuf la nouvelle filière...

Paul observait les tombes. Un lieu clair cette fois, ciselé, varié comme une musique de pierre qui murmurait à ses oreilles.

— ... A partir du mois de mars, en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, nos douanes se sont placées en alerte maximale. Les ports, les aéroports, les frontières routières étaient surveillés en permanence. Dans chacun de nos pays, nous avons interrogé les communautés turques. Nous avons secoué nos indics, placé des trafiquants sur écoute... Fin mai, nous n’avions toujours rien péché. Pas un indice, pas une information. En France, nous avons commencé à nous inquiéter. Nous avons décidé de creuser plus en profondeur dans la communauté turque. De faire appel à un spécialiste. Un homme qui connaîtrait les réseaux anatoliens comme sa poche et qui pourrait devenir un véritable sous-marin.

Ces derniers mots ramenèrent Paul à la réalité. Il saisit d’un coup le lien entre les deux enquêtes.

— Jean-Louis Schiffer, dit-il, sans même réfléchir.

— Exactement. Le Chiffre ou le Fer, au choix.

— Mais il était à la retraite.

— Nous avons donc dû lui demander de rempiler...

Tout se mettait en place. Le boulot d’étouffoir d’avril 2001. La cour d’appel de Paris renonçant à poursuivre Schiffer pour l’homicide de Gazil Hamet. Paul déduisit à voix haute :

— Jean-Louis Schiffer a monnayé sa collaboration. Il a exigé qu’on enterre l’affaire Hamet.

— Je vois que vous connaissez bien le dossier.

— Je fais moi-même partie du dossier. Et je commence à savoir additionner deux et deux chez les flics. La vie d’un petit dealer ne valait pas tripette comparée à vos grandes ambitions de chef de service.

— Vous oubliez notre motivation principale : stopper une filière de grande envergure, enrayer...

— Arrêtez. Je connais votre chanson.

Amien dressa ses longues mains, comme s’il renonçait à toute polémique sur ce sujet.

— Notre problème, de toute façon, a été différent.

— De quel genre ?

— Schiffer a retourné sa veste. Lorsqu’il a découvert quel clan participait à l’alliance et quelles étaient les modalités du convoi, il ne nous a pas prévenus. Au contraire, nous pensons qu’il a monnayé ses services auprès du cartel. Il a même dû se proposer pour accueillir le courrier à Paris et répartir la drogue entre les meilleurs distributeurs. Qui connaissait mieux que lui les trafiquants installés en France ?

Amien eut un rire cynique :

— Nous avons manqué d’intuition dans cette affaire. Nous avons requis le Fer. Nous avons eu droit au Chiffre... Nous lui avons proposé le festin qu’il attendait depuis toujours. Pour Schiffer, cette affaire constituait une apothéose.

Paul garda le silence. Il tentait de reconstruire sa propre mosaïque mais les lacunes étaient encore trop nombreuses. Au bout d’une minute, il reprit :

— Si Schiffer a achevé sa carrière avec ce coup de maître, pourquoi croupissait-il à l’hospice de Longères ?

— Parce que, une nouvelle fois, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu.

— C’est-à-dire ?

— Le courrier envoyé par les Turcs n’est jamais apparu. C’est lui qui a finalement doublé tout le monde, en filant avec le chargement. Schiffer a sans doute eu peur qu’on le soupçonne. Il a préféré faire profil bas et s’enterrer à Longères en attendant que les choses se tassent. Même un homme comme lui redoutait les Turcs. Vous pouvez imaginer ce qu’ils réservent aux traîtres...

Nouveau souvenir : le Chiffre s’inscrivant sous un nom d’emprunt à Longères, ses allures de planqué dans l’hospice... Oui : il craignait les représailles des familles turques. Les pièces s’assemblaient mais Paul n’était pas encore convaincu. L’ensemble lui paraissait trop fragile, trop précaire.

— Tout cela, répliqua-t-il, ce ne sont que des hypothèses. Vous n’avez pas la queue d’une preuve. Et d’abord, pourquoi êtes-vous sûr que la drogue n’est jamais arrivée en Europe ?

— Deux éléments nous l’ont clairement démontré. Primo, une telle héroïne aurait fait du bruit sur le marché. Nous aurions constaté une recrudescence d’overdoses par exemple. Or, il ne s’est rien passé.

— Et le deuxième élément ?

— Nous avons retrouvé la drogue.

— Quand ?

— Aujourd’hui même. (Amien lança un regard par-dessus son épaule.) Dans le columbarium.

— Ici ?

— Vous auriez marché un peu plus loin dans la crypte, vous l’auriez découverte vous-même, répandue parmi les cendres des morts. Elle devait être planquée dans un des casiers qui ont été éventrés pendant la fusillade. Maintenant, elle est inutilisable. (Il sourit de nouveau.) Je dois avouer que le symbole est assez fort : la mort blanche retournée à la mort grise... C’est cette héroïne que Schiffer est venu chercher cette nuit. C’est son enquête qui l’a mené jusqu’à elle.

— Quelle enquête ?

— La vôtre.

Des câbles électriques qui ne trouvaient toujours pas leur connexion. Paul marmonna, l’esprit en pleine confusion :

— Comprends pas.

— C’est pourtant simple. Depuis plusieurs mois, nous pensons que le courrier utilisé par les Turcs était une femme. En Turquie, les femmes sont médecins, ingénieurs, ministres. Pourquoi pas trafiquantes de drogue ?

Cette fois, la connexion eut lieu. Sema Gokalp, Anna Heymes. La femme aux deux visages. La mafia turque avait envoyé ses Loups sur les traces de celle qui l’avait trahie.

La Proie était le passeur.

Paul se livra à une reconstitution-éclair : cette nuit, Schiffer avait surpris Sema au moment où, précisément, elle récupérait la drogue.

Il y avait eu affrontement.

Il y avait eu massacre.

Et la Proie courait encore...

Olivier Amien ne riait plus du tout :

— Votre enquête nous intéresse, Nerteaux. Nous avons établi le lien entre les trois victimes de votre affaire et la femme que nous cherchons. Les chefs du cartel turc ont envoyé des tueurs pour la dénicher et ils l’ont ratée jusqu’ici. Où est-elle, Nerteaux ? Avez-vous le moindre indice pour la retrouver ?

Paul ne répondit pas. Il remontait mentalement le train qui lui était passé sous le nez : les Loups Gris torturant les femmes, sur la piste de la drogue ; Schiffer armé de son flair comprenant peu à peu qu’il poursuivait celle-là même qui l’avait doublé en s’enfuyant avec le précieux chargement...

Soudain, il prit sa décision. Sans préambule, il raconta toute l’affaire à Olivier Amien. Le rapt de Zeynep Tütengil, en novembre 2001. La découverte de Sema Gokalp dans le hammam. L’intervention de Philippe Charlier et son opération de nettoyage. Le programme de conditionnement psychique. La création d’Anna Heymes. La fuite de cette dernière, qui marchait sur ses propres traces et qui recouvrait peu à peu la mémoire... jusqu’à réintégrer sa peau de trafiquante et prendre le chemin du cimetière.