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Pas de chien, ni de domestique venant à sa rencontre. Pas le moindre mouvement à l’intérieur, semblait-il.

Le signal d’alarme monta d’un cran dans sa tête.

Il gravit les trois marches qui menaient au perron et repéra une nouvelle dissonance : une fenêtre brisée. Il avala sa salive et, très doucement, dégaina son 9 millimètres. Il poussa le châssis et enjamba le chambranle, prenant soin de ne pas écraser les morceaux de verre sur le sol. A un mètre, sur sa droite, s’ouvrait le vestibule. Le silence enveloppait chacun de ses gestes. Paul tourna le dos à l’entrée et avança dans le couloir.

A gauche, une porte entrebâillée portait la mention SALLE D’ATTENTE. Plus loin, sur la droite, une autre porte, grande ouverte. Sans doute le cabinet du chirurgien. Il remarqua d’abord le mur de cette pièce, revêtu de matériau insonorisant, plaques de plâtre et paille mêlés.

Puis le sol. Des photographies étaient éparpillées : des visages de femmes, pansés, tuméfiés, couturés. L’ultime confirmation de ses soupçons : on était venu fouiller ici.

Un craquement retentit de l’autre côté du mur.

Paul se figea, les doigts serrés sur sa crosse. Dans la seconde, il comprit qu’il n’avait vécu que pour cet instant. Peu importait la durée de l’existence ; peu importaient les bonheurs, les espoirs, les déceptions de la vie. Seule comptait sa valeur héroïque. Il comprit que les secondes qui allaient suivre donneraient tout son sens à son passage sur terre. Quelques onces de courage et d’honneur dans la balance des âmes...

Il bondissait vers la porte quand le mur vola en éclats.

Paul fut projeté contre la paroi opposée. Le feu et la fumée emplirent d’un coup le couloir. Le temps d’apercevoir un trou gros comme une assiette, deux nouveaux tirs crevèrent le matériau isolant. La paille agglomérée s’enflamma, transformant le corridor en un tunnel de feu.

Paul se recroquevilla au sol, la nuque cuite par les flammes. Des débris de plâtre et de paille lui tombèrent dessus.

Presque aussitôt, le silence se fit. Paul leva les yeux. Face à lui, il n’y avait plus qu’un amas de gravats, offrant une large vision sur le cabinet.

Ils étaient là.

Trois hommes vêtus de combinaisons noires, harnachés de cartouchières, masqués par des cagoules commando. Ils tenaient chacun un fusil lance-grenade, modèle SG 5040. Paul n’en avait jamais vu que sur catalogue mais il le reconnut avec certitude.

A leurs pieds, le cadavre d’un homme en peignoir. Frédéric Gruss, assumant les ultimes risques de son métier.

Par réflexe, Paul chercha son Glock. Mais il n’était plus temps. Son ventre gargouillait de sang, creusant des méandres rouges dans les plis de sa veste. Il ne ressentait aucune douleur – il en conclut qu’il était mortellement touché.

Des crissements aigus retentirent sur sa gauche. Malgré ses tympans assourdis, Paul perçut, avec une netteté irréelle, les pas qui écrasaient les débris.

Un quatrième homme apparat dans l’embrasure de la porte. Même silhouette noire, cagoulée, gantée, mais sans fusil.

Il s’approcha et considéra la blessure de Paul. D’un geste, il arracha sa cagoule. Il avait le visage entièrement peint. Les courbes et les arabesques brunâtres sur sa peau représentaient la gueule d’un loup. Les moustaches, les arcades, les yeux soulignés de noir. Un grimage sans doute réalisé au henné, mais qui rappelait ceux des guerriers maoris.

Paul reconnut l’homme de la photographie : Azer Akarsa. Il tenait entre ses doigts un polaroïd : un ovale pâle encadré de cheveux noirs. Anna Heymes, fraîchement sortie de son opération.

Ainsi, les Loups allaient pouvoir retrouver leur Proie.

La chasse continuerait. Mais sans lui.

Le Turc s’agenouilla.

Il regarda Paul au fond des yeux, puis prononça d’une voix douce :

— La pression les rend folles. La pression annule leur douleur. La dernière femme chantait avec le nez coupé.

Paul ferma les yeux. Il ne comprenait pas le sens exact de ces mots mais il eut cette certitude : l’homme savait qui il était, et il était déjà informé de la visite de Naubrel à son laboratoire.

Sous forme d’éclairs, il revit les blessures des victimes, les entailles des visages. Un éloge de la pierre antique, signé Azer Akarsa.

Il sentit la mousse éclore sur ses lèvres : du sang. Quand il rouvrit les paupières, le tueur-loup braquait un calibre 45 sur son front.

Sa dernière pensée fut pour Céline.

Et le fait qu’il n’avait pas eu le temps de lui téléphoner avant son départ à l’école.

ONZE

67

Aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle.

Jeudi 21 mars, 16 heures.

Il n’y a qu’une seule méthode pour dissimuler une arme dans un aéroport.

Les amateurs d’armes à feu pensent en général qu’un pistolet automatique de marque Glock, fabriqué essentiellement en polymères, peut échapper aux rayons X et aux détecteurs de métaux. Erreur : le canon, le ressort récupérateur, le percuteur, la détente, le ressort du chargeur et quelques autres pièces encore sont en métal. Sans parler des balles.

Il n’y a qu’une seule méthode pour dissimuler une arme dans un aéroport.

Et Sema la connaît.

Elle s’en souvient devant les vitrines de la zone commerciale de l’aérogare, alors qu’elle s’apprête à prendre le vol TK 4067, de la Turkish Airlines, en direction d’Istanbul.

Elle achète d’abord quelques vêtements, un sac de voyage – rien de plus suspect qu’un voyageur sans bagage –, puis du matériel photographique. Un boîtier F2 Nikon, deux objectifs, 35-70 et 200 millimètres, ainsi qu’une petite boîte à outils adaptée aux appareils de cette marque, et deux trousses doublées de plomb, qui protègent les pellicules lors des contrôles de sécurité. Elle range soigneusement ces objets dans un sac professionnel Promax, puis se rend dans les toilettes de l’aéroport.

Là, isolée dans une cabine, elle place le canon, le percuteur et les autres pièces métalliques de son Glock 21 parmi les tournevis et pinces de la boîte à outils. Puis elle glisse ses balles en tungstène dans les housses plombées, qui stoppent les rayons X et rendent ainsi leur contenu totalement invisible.

Sema s’émerveille de ses propres réflexes. Ses gestes, ses connaissances : tout cela lui revient d’une manière spontanée. « Mémoire culturelle », aurait dit Ackermann.

A 17 heures, elle prend tranquillement son vol et parvient à Istanbul en fin de journée, sans être inquiétée par les douanes.

Dans le taxi, elle ne s’appesantit pas sur le paysage qui l’entoure. La nuit tombe déjà. Une averse discrète lance des reflets fantomatiques sous les réverbères, qui s’accordent bien avec le flou de sa conscience.

Elle distingue seulement des détails : un marchand ambulant vendant des anneaux de pain ; quelques jeunes femmes, au visage cerné par un foulard se mêlant aux motifs de faïence d’une station de bus ; une haute mosquée, bougonne et sombre, qui semble broyer du noir au-dessus des arbres ; des cages d’oiseaux alignées sur un quai comme des ruches... Tout cela lui murmure un langage à la fois familier et lointain. Elle se détourne de la fenêtre et se pelotonne sur son siège.