Elle choisit un des hôtels les plus chics du centre de la ville, où elle se noie parmi un flot bienvenu de touristes anonymes.
A 20 heures 30, elle verrouille la porte de sa chambre et s’effondre sur son lit, où elle s’endort tout habillée.
Le lendemain, vendredi 22 mars, elle émerge à 10 heures du matin.
Elle allume aussitôt la télévision et cherche un canal français sur le réseau satellite. Elle doit se contenter de TV5, la chaîne internationale des pays francophones. A midi, après un débat sur la chasse en Suisse romande et un documentaire sur les parcs nationaux au Québec, elle capte enfin le journal télévisé de TF1, diffusé la veille au soir en France.
On y évoque la nouvelle qu’elle attend : la découverte du cadavre de Jean-Louis Schiffer dans le cimetière du Père-Lachaise. Mais il y a aussi la nouvelle qu’elle n’attend pas : deux autres corps ont été retrouvés le même jour, dans un hôtel particulier des hauteurs de Saint-Cloud.
Reconnaissant la résidence, Sema augmente le volume sonore. Les victimes ont été identifiées : Frédéric Gruss, chirurgien esthétique, propriétaire des lieux, et Paul Nerteaux, capitaine de police âgé de trente-cinq ans, attaché à la Première DPJ de Paris.
Sema est frappée d’effroi. Le commentateur poursuit :
— « Personne n’explique encore ce double meurtre, mais il pourrait être lié à la mort de Jean-Louis Schiffer. Paul Nerteaux enquêtait sur les assassinats de trois femmes perpétrés ces derniers mois dans le quartier parisien de la Petite Turquie. Dans le cadre de cette enquête, il avait consulté l’inspecteur à la retraite, spécialiste du 10e arrondissement... »
Sema n’avait jamais entendu parler de ce Nerteaux – un jeune type, plutôt beau gosse, aux cheveux de Japonais – mais elle peut déduire l’enchaînement logique des faits. Après avoir tué inutilement trois femmes, les Loups ont enfin trouvé la bonne piste et sont remontés jusqu’à Gruss, le chirurgien qui l’a opérée durant l’été 2001. Parallèlement, le jeune flic a dû suivre la même voie et identifier l’homme de Saint-Cloud. Il s’est rendu chez lui au moment même où les Loups l’interrogeaient. L’affaire s’est achevée à la turque : dans un bain de sang.
D’une manière confuse, Sema l’avait toujours prévu : les Loups allaient finir par découvrir son nouveau visage. Or, à partir de cet instant, ils sauraient exactement où la trouver. Pour une raison simple : leur chef est Monsieur Velours, l’amateur de chocolats fourrés à la pâte d’amandes qui venait régulièrement à la Maison du Chocolat. Elle connaît cette vérité stupéfiante depuis qu’elle a retrouvé la mémoire. Il s’appelle Azer Akarsa. Adolescente, Sema se souvient de l’avoir aperçu dans un foyer d’Idéalistes, à Adana, où il passait déjà pour un héros...
Telle est l’ultime ironie de l’histoire : le tueur qui la cherchait depuis plusieurs mois dans le 10e arrondissement la croisait deux fois par semaine, sans la reconnaître, en achetant ses friandises préférées.
Selon le reportage télévisé, le drame de Saint-Cloud s’est déroulé aux environs de 15 heures, la veille. D’instinct, Sema devine que les Loups auront attendu le jour suivant pour attaquer la Maison du Chocolat.
C’est-à-dire maintenant.
Sema se précipite sur le téléphone et appelle Clothilde, à la boutique. Pas de réponse. Elle consulte sa montre : midi trente à Istanbul, soit une heure de moins à Paris. Déjà trop tard ? A partir de cette minute, elle compose ce numéro toutes les demi-heures. En vain. Impuissante, elle tourne dans sa chambre, inquiète à en devenir cinglée.
En désespoir de cause, elle se rend dans la salle « business center » du palace et débusque un ordinateur. Elle consulte, sur le réseau Internet, l’édition électronique du Monde du jeudi soir, parcourant les articles sur la mort de Jean-Louis Schiffer et le double meurtre de Saint-Cloud.
Machinalement, elle feuillette les autres pages de l’édition et tombe, encore une fois, sur une nouvelle qu’elle n’attendait pas. L’article s’intitule : « Suicide d’un haut fonctionnaire ». C’est l’annonce, noir sur blanc, de la mort de Laurent Heymes. Les lignes tremblent devant ses yeux. Le corps a été découvert jeudi matin, dans son appartement de l’avenue Hoche. Laurent a utilisé son arme de service – un Manhurin 38 millimètres. Sur la question du mobile, l’article rappelle brièvement le suicide de son épouse, un an auparavant, et son état dépressif depuis cette date, confirmé par de nombreux témoignages.
Sema se concentre sur ces mailles serrées de mensonges, mais elle ne voit plus les mots. Elle voit à leur place les mains pâles, le regard légèrement effaré, les flammes blondes des cheveux... Elle a aimé cet homme. Un amour étrange, inquiet, bouleversé par ses propres hallucinations. Des larmes affleurent à ses yeux, mais elle les retient.
Elle songe au jeune flic mort dans la villa de Saint-Cloud qui, d’une certaine façon, s’est sacrifié pour elle. Elle n’a pas pleuré sur lui. Elle ne pleurera pas sur Laurent, qui n’a été qu’un manipulateur parmi d’autres.
Le plus intime.
Et, en ce sens, le plus salaud.
A 16 heures, tandis qu’elle fume cigarette sur cigarette dans le « business center », un œil sur la télévision, l’autre sur l’ordinateur, la bombe explose. Dans les pages électroniques de la nouvelle édition du Monde, à la rubrique « France-Société » :
FUSILLADE RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ
Les forces de police étaient toujours présentes, vendredi 22 mars, en fin de matinée, au 225 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, à la suite de la fusillade survenue dans la boutique « La Maison du Chocolat ». A midi, on ignorait encore les raisons de cet affrontement spectaculaire, qui a fait trois morts et deux blessés, dont trois victimes parmi les rangs de la police.
D’après les premiers témoignages, notamment celui de Clothilde Ceaux, une vendeuse de la boutique, sortie indemne du drame, voilà ce qui a pu être reconstitué. A 10 h 10, peu après l’ouverture, trois hommes ont pénétré dans le magasin. Presque aussitôt, des policiers en civil, postés juste en face, sont intervenus. Les trois hommes ont alors utilisé des armes automatiques et fait feu sur les policiers. La fusillade n’a duré que quelques secondes, de part et d’autre de la rue, mais a été d’une violence extrême. Trois policiers ont été touchés, dont l’un est mort sur le coup. Les deux autres sont dans un état critique. Quant aux agresseurs, deux ont été tués. Le troisième a réussi à s’enfuir.
D’ores et déjà, ces derniers ont été identifiés. Il s’agit de Lüset Yildirim, Kadir Kir et Azer Akarsa, tous trois d’origine turque. Les deux hommes décédés, Lüset Yildirim et Kadir Kir, possédaient des passeports diplomatiques. Il est impossible pour l’instant de connaître leur date d’arrivée en France, et l’ambassade turque s’est refusée à tout commentaire.