Un manoir à Saint-Paul-de-Vence, des palmiers, des étendues de gazon jaunies par le soleil, des rires d’enfants. Elle ferma les yeux, cherchant à retrouver les sensations. Une ronde s’allongeant en ombres chinoises sur la surface d’une pelouse. Elle voyait aussi des tresses de fleurs, des mains blanches...
Soudain, une écharpe de tulle flotta dans sa mémoire ; le tissu virevolta devant ses yeux, troublant la ronde, tamisant le vert de l’herbe, accrochant la lumière dans ses mouvements fantasques.
L’étoffe se rapprocha, au point qu’elle put sentir sa trame sur son visage, puis s’enroula autour de ses lèvres. Anna ouvrit la bouche dans un rire mais les mailles s’enfoncèrent dans sa gorge. Elle haleta, le voile se plaqua violemment sur son palais. Ce n’était plus du tulle : c’était de la gaze.
De la gaze chirurgicale, qui l’asphyxiait.
Elle hurla dans la nuit ; son cri ne produisit aucun son. Elle ouvrit les yeux : elle s’était endormie. Sa bouche s’écrasait dans l’oreiller.
Quand tout cela finirait-il ? Elle se redressa et sentit encore la sueur sur sa peau. C’était ce voile visqueux qui avait provoqué la sensation d’étouffement.
Elle se leva et se dirigea vers la salle de bains, qui jouxtait la chambre. A tâtons, elle trouva l’embrasure et referma la porte avant d’allumer. Elle appuya sur le commutateur puis pivota vers le miroir, au-dessus du lavabo.
Son visage était couvert de sang.
Des traînées rouges s’étalaient sur son front ; des croûtes se nichaient sous ses yeux, près des narines, autour des lèvres. Elle crut d’abord qu’elle s’était blessée. Puis elle s’approcha de la glace : elle avait simplement saigné du nez. En voulant s’essuyer dans l’obscurité, elle s’était barbouillée avec son propre sang. Son sweat-shirt en était trempé.
Elle ouvrit le robinet d’eau froide et tendit ses mains, inondant l’évier d’un tourbillon rosâtre. Une conviction l’envahit : ce sang incarnait une vérité qui tentait de s’extirper de sa chair. Un secret que sa conscience refusait de reconnaître, de formaliser, et qui s’échappait en flux organiques de son corps.
Elle plongea son visage sous le jet de fraîcheur, mêlant ses sanglots aux tresses translucides. Elle ne cessait de chuchoter à l’eau bruissante :
— Mais qu’est-ce que j’ai ? Qu’est-ce que j’ai ?
DEUX
7
Une petite épée en or.
Il la voyait ainsi dans son souvenir. En réalité, il le savait, c’était un simple coupe-papier en cuivre, au pommeau ciselé à la manière espagnole. Paul, huit ans, venait de le voler dans l’atelier de son père et s’était réfugié dans sa chambre. Il se rappelait parfaitement l’atmosphère de l’instant. Les volets clos. La chaleur écrasante. La quiétude de la sieste.
Un après-midi d’été comme un autre.
Sauf que ces quelques heures avaient bouleversé son existence à jamais.
— Qu’est-ce que tu caches dans ta main ?
Paul ferma son poing ; sa mère se tenait sur le seuil de la pièce :
— Montre-moi ce que tu caches.
La voix était calme, seulement teintée de curiosité. Paul serra les doigts. Elle s’avança dans la pénombre, franchissant les rais de soleil qui filtraient des persiennes ; puis elle s’assit au bord du lit, lui ouvrant doucement la main :
— Pourquoi tu as pris ce coupe-papier ?
Il ne voyait pas ses traits, plongés dans l’ombre :
— Pour te défendre.
— Me défendre contre qui ?
Silence.
— Me défendre contre papa ?
Elle se pencha vers lui. Son visage apparut dans une ligne de lumière ; un visage tuméfié, marbré d’hématomes ; un des yeux surtout, blanc éclaté de sang, le fixait comme un hublot. Elle répéta :
— Me défendre contre papa ?
D’un hochement de tête, il acquiesça. Il y eut un suspens, une immobilité, puis elle l’enlaça à la manière d’une vague chavirée. Paul la repoussa ; il ne voulait pas de larmes, pas d’apitoiement. Seul comptait le combat à venir. Le serment qu’il s’était fait à lui-même, la veille au soir, quand son père, complètement saoul, avait frappé sa mère jusqu’à la laisser évanouie sur le sol de la cuisine. Quand le monstre s’était retourné et l’avait aperçu, lui, petit môme tremblant dans l’encadrement de la porte, il avait prévenu : « Je reviendrai. Je reviendrai vous tuer tous les deux ! »
Alors, Paul s’était armé et attendait maintenant son retour, épée en main.
Mais l’homme n’était pas revenu. Ni le lendemain ni le jour suivant. Par un hasard dont seul le destin a le secret, Jean-Pierre Nerteaux s’était fait assassiner la nuit même où il avait proféré ces menaces. Son corps avait été découvert deux jours plus tard, dans son propre taxi, près des entrepôts pétroliers du port de Gennevilliers.
A l’annonce du meurtre, Françoise, son épouse, avait réagi d’une manière étrange. Au lieu de partir identifier le corps, elle avait voulu se rendre sur les lieux de la découverte, pour constater que la Peugeot 504 était intacte et qu’il n’y aurait pas de problème avec la compagnie de taxis.
Paul se souvenait du moindre détail : le voyage en bus jusqu’à Gennevilliers ; les marmonnements de sa mère abasourdie ; son appréhension à lui, face à un événement qu’il ne comprenait pas. Pourtant, quand il avait découvert la zone des entrepôts, il avait été frappé d’émerveillement. Des couronnes d’acier géantes se dressaient dans les terrains vagues. Les mauvaises herbes et les broussailles prenaient racine parmi des ruines de béton. Des tiges d’acier rouillaient comme des cactus de métal. Un vrai paysage de western, semblable aux déserts qui peuplaient les bandes dessinées de sa bibliothèque.
Sous un ciel en fusion, la mère et l’enfant avaient traversé les domaines de stockage. Au bout de ces terres d’abandon, ils avaient découvert la Peugeot familiale, à demi enfoncée dans les dunes grises. Paul avait capté chaque signe à hauteur de ses huit ans. Les uniformes des policiers ; les menottes scintillant au soleil ; les explications à voix basse ; les dépanneurs, mains noires dans la clarté blanche, qui s’agitaient autour de la voiture...
Il lui avait fallu un moment pour comprendre que son père avait été poignardé au volant. Mais seulement une seconde pour apercevoir, par la porte arrière entrouverte, les lacérations dans le dossier du siège.
Le tueur s’était acharné sur sa victime à travers le siège.
Cette seule vision avait foudroyé l’enfant en lui révélant la secrète cohérence de l’événement. L’avant-veille, il avait souhaité la mort de son père. Il s’était armé, puis avait confessé son projet criminel à sa mère. Cet aveu avait pris valeur de malédiction : une force mystérieuse avait réalisé son souhait. Ce n’était pas lui qui avait tenu le couteau mais c’était bien lui qui avait ordonné, mentalement, l’exécution.
A partir de cet instant, il ne se souvenait plus de rien. Ni de l’enterrement, ni des plaintes de sa mère, ni des difficultés financières qui avaient marqué leur quotidien. Paul était uniquement concentré sur cette vérité : il était le seul coupable.