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Selon les enquêteurs, ces deux hommes étaient connus des services de police turcs. Affiliés au groupe d’extrême droite des « Idéalistes », ou « Loups Gris », ils auraient déjà rempli des « contrats » pour le compte de cartels turcs du crime organisé.

L’identité du troisième homme, celui qui est parvenu à s’enfuir, est plus étonnante. Azer Akarsa est un homme d’affaires qui a connu une réussite exceptionnelle dans le secteur de l’arboriculture en Turquie et qui jouit d’une solide réputation à Istanbul. L’homme est connu pour ses opinions patriotiques mais défend un nationalisme modéré, moderne, compatible avec les valeurs démocratiques. Il n’a jamais eu de problèmes avec la police turque.

L’implication d’une telle personnalité dans cette affaire laisse supposer des enjeux politiques. Mais le mystère reste entier : pourquoi ces hommes se sont-ils rendus ce matin à la Maison du Chocolat, armés de fusils d’assaut et d’armes de poing automatiques ? Pourquoi des policiers en civil, en fait des officiers de la DNAT (Division Nationale Antiterroriste), étaient-ils également présents sur les lieux ? Suivaient-ils la trace des trois criminels ? On sait qu’ils surveillaient le magasin depuis plusieurs jours. Préparaient-ils un guet-apens, afin d’arrêter les ressortissants turcs ? Dès lors, pourquoi prendre tant de risques ? Pourquoi tenter une arrestation en pleine rue, à une heure de grande affluence, alors qu’aucune consigne de sécurité n’avait été donnée ? Le parquet de Paris s’interroge sur ces anomalies et a ordonné une enquête interne.

Selon nos sources, une piste est déjà privilégiée. La fusillade de la rue du Faubourg-Saint-Honoré pourrait être liée aux deux affaires d’homicides évoquées dans notre édition d’hier : la découverte du corps de l’inspecteur à la retraite Jean-Louis Schiffer au Père-Lachaise, dans la matinée du 21 mars, puis celle des corps de Paul Nerteaux, capitaine de police, et de Frédéric Gruss, chirurgien esthétique, le même jour, dans une villa de Saint-Cloud. Le capitaine Nerteaux enquêtait sur les meurtres de trois femmes non identifiées, dans le 10e arrondissement de Paris, survenus durant ces cinq derniers mois. Dans ce cadre, il avait consulté Jean-Louis Schiffer, spécialiste de la communauté turque à Paris.

Cette série d’assassinats pourrait constituer le cœur d’une affaire complexe, à la fois criminelle et politique, qui semble avoir échappé aux supérieurs hiérarchiques de Paul Nerteaux ainsi qu’au juge chargé de l’instruction des homicides, Thierry Bomarzo. Ce rapprochement est encore renforcé par le fait qu’une heure avant sa mort, l’officier de police avait lancé un avis de recherche contre Azer Akarsa et demandé un mandat de perquisition pour les établissements Matak, situés à Bièvres, dont l’un des principaux actionnaires est justement Akarsa. Lorsque les enquêteurs ont soumis son portrait à Clothilde Ceaux, témoin principal de la fusillade, celle-ci l’a formellement reconnu.

L’autre personnage-clé de cette enquête pourrait être Philippe Charlier, l’un des commissaires de la DNAT, qui possède à l’évidence des informations sur les initiateurs de la fusillade. Philippe Charlier, figure majeure de la lutte antiterroriste mais aussi personnage très controversé pour ses méthodes, devrait être entendu aujourd’hui par le juge Bernard Sazin, dans le cadre de l’enquête préliminaire.

Cette affaire confuse survient en pleine campagne électorale, alors même que Lionel Jospin envisage dans son programme la fusion de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) avec la Direction Centrale des Renseignements Généraux (DCRG). Ce type de projet de fusion vise sans doute à éviter, dans un avenir proche, la trop forte indépendance de certains policiers ou agents de renseignements.

Sema coupe la connexion et dresse son bilan personnel des événements. Dans la colonne des points positifs, la vie sauve de Clothilde, ainsi que la convocation de Charlier chez le juge. A plus ou moins long terme, le flic antiterroriste devra répondre de tous ces morts, ainsi que du « suicide » de Laurent Heymes...

Dans la colonne négative, Sema ne retient qu’un seul fait, mais il évince tous les autres.

Azer Akarsa court toujours.

Et cette menace la conforte dans sa décision.

Elle doit le retrouver puis découvrir, plus haut encore, qui est le commanditaire de toute l’affaire. Elle ignore son nom, elle l’a toujours ignoré, mais elle sait qu’elle finira par mettre en lumière toute la pyramide.

A cette heure, elle ne possède qu’une certitude : Akarsa va revenir en Turquie. Sans doute est-il même déjà de retour. A l’abri parmi les siens. Protégé par la police et un pouvoir politique bienveillants.

Elle attrape son manteau et quitte la chambre.

C’est dans sa mémoire qu’elle trouvera la voie qui la mènera à lui.

68

Sema se rend d’abord sur le pont de Galata, non loin de son hôtel. Elle contemple, longuement, de l’autre côté du canal de la Corne d’Or, la vue la plus célèbre de la ville. Le Bosphore et ses bateaux ; le quartier d’Eminönü et la Nouvelle Mosquée ; ses terrasses de pierre, ses envolées de pigeons ; les dômes, les flèches des minarets, d’où s’élève cinq fois par jour la voix des muezzins.

Cigarette.

Elle ne se sent pas une âme de touriste, mais elle sait que la ville – sa ville – peut lui fournir un indice, une étincelle qui lui permettra de recouvrer toute sa mémoire. Pour l’heure, elle voit s’éloigner le passé d’Anna Heymes, remplacé peu à peu par des impressions vagues, des sensations confuses, liées à son quotidien de trafiquante. Les bribes d’un métier obscur, sans repères, sans le moindre détail personnel qui puisse lui fournir ne serait-ce qu’un signe pour rejoindre ses anciens « frères ».

Elle hèle un taxi et demande au chauffeur de sillonner la ville, au hasard. Elle parle le turc sans accent ni la moindre hésitation. Cette langue a jailli de ses lèvres dès qu’il a fallu l’utiliser – une eau enfouie au fond d’elle-même. Mais alors pourquoi pense-t-elle en français ? Effet du conditionnement psychique ? Non : cette familiarité est antérieure à toute l’histoire. C’est un élément constitutif de sa personnalité. Dans son parcours, sa formation, il y a eu cette greffe étrange...

A travers la vitre, elle observe chaque détail : le rouge du drapeau turc, frappé du croissant et de l’étoile d’or, qui marque la ville comme un sceau de cire ; le bleu des murs et des monuments de pierre, bruni, strié par la pollution ; le vert des toitures et du dôme des mosquées, qui oscille dans la lumière entre jade et émeraude.

Le taxi longe une muraille : Hatun caddesi. Sema lit les noms sur les panneaux : Aksaray, Kücükpazar, Carsamba... Ils résonnent en elle de manière vague, ne suscitent aucune émotion particulière, aucun souvenir distinct.

Pourtant, plus que jamais, elle devine qu’un rien – un monument, une enseigne, le nom d’une rue – suffirait à remuer ces sables mouvants, à désancrer les blocs de mémoire qui reposent en elle. Comme ces épaves des grands fonds qu’il suffit d’effleurer pour qu’elles remontent lentement vers la surface...