Le chauffeur interroge :
— Devam edelim mi ?[2]
— Evet[3].
Haseki. Nisanca. Yenikapi...
Nouvelle cigarette.
Fracas du trafic, roulis des passants. L’agitation urbaine culmine ici. Pourtant, une impression de douceur domine. Le printemps fait trembler ses ombres au-dessus du tumulte. Une lumière pâle resplendit à travers l’air enferraillé. Il plane sur Istanbul une moire argentée, une sorte de patine grise qui a raison de toutes les violences. Même les arbres possèdent quelque chose d’usé, de cendré, qui s’épanche et apaise l’esprit...
Soudain, un mot sur une affiche attire son attention. Quelques syllabes sur un fond rouge et or.
— Emmenez-moi à Galatasaray, ordonne-t-elle au chauffeur.
— Le lycée ?
— Le lycée, oui. A Beyoglu.
69
Une grande place, aux confins du quartier de Taksim. Des banques, des drapeaux, des hôtels internationaux. Le chauffeur se gare à l’entrée d’une avenue piétonnière.
— Vous aurez plus vite fait à pied, explique-t-il. Prenez l’Istiklal caddesi. Dans une centaine de mètres, vous...
— Je connais.
Trois minutes plus tard, Sema atteint les grandes grilles du lycée qui protègent jalousement des jardins obscurs. Elle franchit le portail et plonge dans une véritable forêt. Sapins, cyprès, platanes d’Orient, tilleuls : des sabres vifs, des nuances feutrées, des bouches d’ombre... Parfois, un pan d’écorce risque du gris, ou même du noir. D’autres fois, une cime, un ramage se fend d’un trait clair – un grand sourire pastel. Ou bien encore, des taillis secs, presque bleus, offrent une transparence de calque. Tout le spectre végétal se déploie ici.
Au-delà des arbres, elle aperçoit des façades jaunes, cernées de terrains de sport et de panneaux de basket : les bâtiments du lycée. Sema reste en retrait, sous les frondaisons, et observe. Les murs couleur de pollen. Les sols de ciment de teinte neutre. Le sigle du lycée, un S enchâssé dans un G, rouge serti dans de l’or, sur le gilet bleu marine des élèves qui déambulent.
Mais surtout, elle écoute le brouhaha qui s’élève. Une rumeur identique sous toutes les latitudes : la joie des enfants libérés de l’école. Il est midi : l’heure de la sortie des classes.
Plus qu’un bruit familier, c’est un appel, un signe de ralliement. Des sensations l’encerclent tout à coup, l’enlacent... Suffoquée par l’émotion, elle s’assoit sur un banc et laisse venir à elle les images du passé.
Son village d’abord, dans l’Anatolie lointaine. Sous un ciel sans limites, sans merci, des baraques de torchis, agrippées aux flancs de la montagne. Des plaines frémissantes, des herbes hautes. Des troupeaux de moutons sur des coteaux escarpés, trottinant à l’oblique, gris comme du papier sale. Puis, dans la vallée, des hommes, des femmes, des enfants, vivant là comme des pierres, brisés par le soleil et le froid...
Plus tard. Un camp d’entraînement – une station thermale désaffectée, entourée de fils barbelés, quelque part dans la région de Kayseri. Un quotidien d’endoctrinement, de formation, d’exercices. Des matinées à lire Les Neuf Lumières d’Alpaslan Türkes, à rabâcher les préceptes nationalistes, à visionner des films muets sur l’histoire turque. Des heures à s’initier aux rudiments de la science balistique, à faire la différence entre explosifs détonants et déflagrants, à tirer au fusil d’assaut, à manier des armes blanches...
Puis, soudain, le lycée français. Tout change. Un environnement suave et raffiné. Mais c’est peut-être pire encore. Elle est la paysanne. La fillette des montagnes parmi les fils de famille. Elle est aussi la fanatique. La nationaliste cramponnée à son identité turque, à ses idéaux, parmi des étudiants bourgeois, gauchistes, rêvant tous de devenir européens...
C’est ici, à Galatasaray, qu’elle s’est passionnée pour le français au point de le substituer, dans son esprit, à sa langue maternelle. Elle entend encore le dialecte de son enfance, syllabes heurtées et nues, peu à peu supplantées par ces mots nouveaux, ces poèmes, ces livres venant nuancer le moindre de ses raisonnements, caractériser chaque nouvelle idée. Le monde, alors, littéralement, est devenu français.
Puis c’est le temps des voyages. L’opium. Les cultures d’Iran, érigées en terrasses au-dessus des mâchoires du désert. Les damiers de pavots, en Afghanistan, alternant avec les champs de légumes et de blé. Elle voit des frontières sans nom, sans ligne définie. Des no man’s land de poussière tapissés de mines, hantés par des contrebandiers farouches. Elle se souvient des guerres. Les chars, les Stinger – et les rebelles afghans jouant au bouskachi avec la tête d’un soldat soviétique.
Elle voit aussi les laboratoires. Baraquements irrespirables, emplis d’hommes et de femmes masqués de toile. Poussière blanche et fumées acides ; morphine-base et héroïne raffinée... Le véritable métier commence.
C’est alors que le visage se précise.
Jusqu’à maintenant, sa mémoire a fonctionné dans une seule direction. Les visages ont joué chaque fois le rôle de détonateur. La tête de Schiffer a suffi pour lui révéler ses derniers mois d’activité – la drogue, la fuite, la planque. Le seul sourire d’Azer Akarsa a fait surgir les foyers, les réunions nationalistes, les hommes brandissant leur poing ajusté, index et auriculaire dressés, hululant des youyous aigus ou hurlant : « Türkes basbug ! » – et lui a soufflé son identité de Louve.
Mais maintenant, dans les jardins de Galatasaray, c’est le phénomène inverse qui se produit. Ses souvenirs révèlent un personnage-leitmotiv traversant chaque fragment de sa mémoire... D’abord un enfant pataud, à l’époque des origines. Puis un adolescent malhabile, au lycée français. Plus tard, un partenaire de trafic. Dans les laboratoires clandestins, c’est bien la même silhouette dodue, vêtue d’une blouse blanche, qui lui sourit.
Au fil des années, un enfant a grandi à ses côtés. Un frère de sang. Un Loup Gris qui a tout partagé avec elle. Maintenant qu’elle se concentre, le visage gagne en netteté. Des traits poupins sous des boucles couleur de miel. Des yeux bleus, comme deux turquoises posées parmi les cailloux du désert.
Brusquement, un nom jaillit : Kürsat Milihit.
Elle se lève et se décide à pénétrer dans le lycée. Il lui faut une confirmation.
Sema se présente au directeur comme une journaliste française et explique son sujet de reportage : les anciens élèves de Galatasaray qui sont devenus des célébrités en Turquie.
Rire d’orgueil du directeur : quoi de plus normal ?
Quelques minutes plus tard, elle se retrouve dans une petite pièce aux murs tapissés de livres. Devant elle, les classeurs des promotions des dernières décennies – noms et portraits des anciens élèves, dates et prix de chaque année. Sans hésiter, elle ouvre le registre de 1988 et s’arrête sur la classe de terminale, la sienne. Elle ne cherche pas son ancien visage, l’idée même de le contempler la met mal à l’aise, comme si elle touchait là un sujet tabou. Non : elle cherche le portrait de Kürsat Milihit.