Lorsqu’elle le découvre, ses souvenirs se précisent encore. L’ami d’enfance. Le compagnon de route. Aujourd’hui, Kürsat est chimiste. Le meilleur de sa catégorie. Capable de transformer n’importe quelle gomme-base, de produire la meilleure morphine, de distiller l’héroïne la plus pure. Des doigts de magicien, qui savent manipuler comme personne l’anhydride acétique.
Depuis des années, c’est avec lui qu’elle organise chacune de ses opérations. C’est lui, lors du dernier convoi, qui a réduit l’héroïne en solution liquide. Une idée de Sema : injecter la drogue dans les alvéoles d’enveloppes à bulles. A raison de cent millilitres par enveloppe, il suffisait de dix conditionnements pour expédier un kilo – deux cents pour le chargement total. Vingt kilos d’héroïne numéro quatre, en solution liquide, à l’abri du rembourrage translucide de simples envois de documentation à récupérer à la zone de fret de Roissy.
Elle regarde encore la photo : ce gros adolescent au front de lait et aux boucles de cuivre n’est pas seulement un fantôme du passé. Il doit jouer maintenant un rôle crucial.
Lui seul peut l’aider à retrouver Azer Akarsa.
70
Une heure plus tard, Sema traverse en taxi l’immense pont d’acier qui surplombe le Bosphore. L’orage éclate à ce moment-là. En quelques secondes, alors que la voiture atteint la rive asiatique, la pluie marque son territoire avec violence. Ce sont d’abord des aiguilles de lumière frappant les trottoirs, puis de véritables flaques, qui s’étendent, s’étalent, se mettent à crépiter comme sur des toits de tôle. Bientôt, tout le paysage s’alourdit. Des gerbes brunâtres s’élèvent au passage des voitures, les chaussées s’enfoncent et se noient...
Lorsque le taxi parvient dans le quartier de Beylerbeyi, blotti au pied du pont, l’averse s’est transformée en tempête. Une vague grise annule toute visibilité, confondant voitures, trottoirs et maisons en un brouillard mouvant. Le quartier tout entier paraît régresser à l’état liquide – une préhistoire de tourbe et de boue.
Sema se décide à sortir du taxi, rue Yaliboyu. Elle se faufile entre les voitures et se réfugie sous un auvent, le long des boutiques. Elle prend le temps d’acheter un ciré, un poncho vert léger, puis elle cherche ses repères. Ce quartier ressemble à un village – un modèle réduit d’Istanbul, une version de poche. Des trottoirs étroits comme des rubans, des maisons qui se serrent les coudes, des ruelles qui jouent les sentiers en descendant vers la rive.
Elle plonge dans la rue Beylerbeyi, en direction du fleuve. A gauche, des échoppes fermées, des buvettes retranchées sous leur auvent, des étals recouverts de bâches. A droite, un mur aveugle, abritant les jardins d’une mosquée. Une surface de moellon rouge, poreuse, creusée de fissures qui dessinent une géographie mélancolique. En bas, sous les feuillages gris, on devine les eaux du Bosphore qui grondent et roulent comme des timbales dans une fosse d’orchestre.
Sema se sent gagnée par l’élément liquide. Les gouttes clapotent sur sa tête, lui battent les épaules, ruissellent sur son ciré... Ses lèvres prennent une saveur de glaise. Son visage même lui paraît devenir fluide, mouvant, miroitant...
La tourmente redouble sur la berge, comme libérée par l’ouverture du fleuve. La rive semble prête à se détacher et à suivre le détroit jusqu’à la mer. Sema ne peut s’empêcher de vibrer, de sentir, dans ses veines devenues rivières, ces fragments de continent qui oscillent sur leurs bases.
Sema revient sur ses pas puis cherche l’entrée de la mosquée. Elle suit un mur lépreux, percé de grilles rouillées. Au-dessus d’elle, les dômes luisent, les minarets semblent s’élancer entre les gouttes.
A mesure qu’elle avance, de nouveaux souvenirs affluent. On surnomme Kürsat le « Jardinier », parce que sa spécialité est la botanique, tendance pavot. Il cultive ici ses propres espèces sauvages, enfouies dans ces jardins. Chaque soir, il vient à Beylerbeyi pour surveiller ses papavéracées...
Après le portail, elle pénètre dans une cour dallée de marbre, où s’alignent une série d’éviers au ras du sol, destinés aux ablutions avant la prière. Elle traverse le patio, aperçoit un groupe de chats blanc et miel recroquevillés dans les lucarnes. L’un d’eux a un œil crevé, l’autre le museau croûte de sang.
Encore un nouveau seuil et, enfin, les jardins.
Cette vision l’attrape au cœur. Des arbres, des buissons, des broussailles en désordre. Des terres retournées ; des branches aussi noires que des bâtons de réglisse ; des bosquets bombés de petites feuilles, serrés comme des buissons de gui. Tout un monde luxuriant, animé, cajolé par l’averse.
Elle s’avance, grisée par les parfums des fleurs, les odeurs sourdes de la terre. Le martèlement de la pluie se fait ici feutré. Les gouttes rebondissent sur les feuilles en pizzicati mats, des volées d’eau glissent sur les frondaisons en cordes de harpe. Sema pense : « Le corps répond à la musique par la danse. La terre répond à la pluie par ses jardins. »
Ecartant des branches, elle découvre un grand potager, enfoui sous les arbres. Des tuteurs de bambou se dressent ; des bidons tronqués sont remplis d’humus ; des bocaux retournés protègent de jeunes pousses. Sema songe à une serre à ciel ouvert. Mieux : à une crèche végétale. Elle esquisse encore quelques pas et s’arrête : le Jardinier est là.
Un genou au sol, il est penché sur une rangée de pavots, protégés par des enveloppes de plastique transparent. Il est en train de glisser un drain à l’intérieur d’un pistil, là où se trouve la capsule d’alcaloïde. Sema ne reconnaît pas l’espèce qu’il manipule. Sans doute un nouvel hybride, en avance sur la saison de floraison. Du pavot expérimental, en pleine capitale turque...
Comme s’il avait senti sa présence, le chimiste lève les yeux. Sa capuche lui barre le front, révélant à peine ses traits lourds. Un sourire naît sur ses lèvres, plus rapide que l’étonnement de son regard :
— Les yeux. Je t’aurais reconnue aux yeux.
Il a parlé en français. C’était un jeu, jadis, entre eux – une complicité supplémentaire. Elle ne répond pas. Elle imagine ce qu’il voit : une silhouette décharnée, sous une capuche vert thé, des traits émaciés, méconnaissables. Pourtant, Kürsat ne marque aucun étonnement : il sait donc pour le nouveau visage. L’avait-elle prévenue ? Ou bien les Loups s’en sont-ils chargés ? Ami ou ennemi ? Elle n’a que quelques secondes pour se décider. L’homme était son confident, son complice. C’est donc elle qui lui a révélé les détails de sa fuite.
Ses gestes sont empruntés, mal assurés. Il est à peine plus grand que Sema. Il porte une blouse de toile, sous un large tablier de plastique. Kürsat Milihit se relève.
— Pourquoi t’es revenue ?
Elle ne dit rien, laissant l’averse marquer les secondes. Puis, la voix assourdie par le ciré, elle répond en français aussi :
— Je veux savoir qui je suis. J’ai perdu la mémoire.
— Quoi ?
— A Paris, j’ai été arrêtée par la police. J’ai subi un conditionnement mental. Je suis amnésique.