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— Si, bien sûr.

— Tu n’as rien dit ?

Le chimiste semble parcouru d’un frisson.

— J’avais rien à dire. Je savais rien. J’ai juste transformé l’héroïne à Paris et je suis rentré au pays. T’as plus donné aucune nouvelle. Personne savait où t’étais. Et surtout pas moi.

Sa voix tremble. Sema est soudain prise de pitié. Kürsat, mon Kürsat, comment as-tu pu survivre aussi longtemps ? Le gros homme ajoute d’un trait :

— Y m’ont fait confiance, Sema. J’te jure. J’avais fait ma part de boulot. J’avais plus de nouvelles de toi. A partir du moment où t’étais planquée chez Gurdilek, j’ai pensé...

— Qui a parlé de Gurdilek ? J’ai parlé de Gurdilek ?

Elle vient de comprendre : Kürsat savait tout, mais il n’a révélé qu’une partie de la vérité à Akarsa. Il s’en est sorti en livrant son adresse parisienne mais il a passé sous silence son nouveau visage. Voilà comment son « frère de sang » a négocié avec sa propre conscience.

Le chimiste demeure une seconde bouche ouverte, comme entraîné par le poids de son menton. L’instant d’après, il plonge sa main sous une toile plastique. Sema pointe son Glock sous son poncho et tire. Le Jardinier se fracasse parmi les pousses et les bocaux.

Sema s’agenouille : c’est son deuxième meurtre après celui de Schiffer. Mais d’après la sûreté de son geste, elle comprend qu’elle a déjà tué. Et de cette façon, à l’arme de poing, à bout portant. Quand ? Combien de fois ? Aucun souvenir. Sur ce point, sa mémoire joue les chambres stériles.

Elle observe un instant Kürsat, immobile parmi les pavots. La mort apaise déjà sa figure ; l’innocence remonte lentement à la surface de ses traits, enfin libérée.

Elle fouille le cadavre. Sous la blouse, elle débusque un téléphone portable. Un des numéros en mémoire porte la mention « Azer ».

Elle fourre l’appareil dans sa poche puis se relève. La pluie s’est arrêtée. L’obscurité a pris possession des lieux. Les jardins respirent enfin. Elle lève les yeux vers la mosquée : les dômes trempés ont l’air en céramique verte, les minarets prêts à décoller vers les étoiles.

Sema demeure encore quelques secondes auprès du corps. Inexplicablement, quelque chose de net, de précis, se détache d’elle-même.

Elle sait maintenant pourquoi elle a agi. Pourquoi elle a fui avec la drogue.

Pour la liberté, bien sûr.

Mais aussi pour se venger d’un fait très précis.

Avant d’agir plus avant, il lui faut vérifier cela.

Il lui faut trouver un hôpital. Et un gynécologue.

71

Toute la nuit à écrire. Une lettre de douze pages, adressée à Mathilde Wilcrau, rue Le Goff, Paris, 5e arrondissement. Elle y explique son histoire en détail. Ses origines. Sa formation. Son métier. Et le dernier convoi.

Elle livre aussi les noms. Kürsat Milihit. Azer Akarsa. Ismaïl Kudseyi. Elle place chaque patronyme, chaque pion sur l’échiquier. Décrivant avec minutie leur rôle et leur position. Reconstituant chaque fragment de la fresque...

Sema lui doit ces explications.

Elle les lui a promises dans la crypte du Père-Lachaise, mais surtout, elle souhaite rendre intelligible cette histoire dans laquelle la psychiatre a risqué sa vie sans contrepartie.

Lorsqu’elle écrit « Mathilde » sur le papier clair de l’hôtel, lorsqu’elle serre son stylo sur ce prénom, Sema se dit qu’elle n’a peut-être jamais tenu quelque chose d’aussi solide que ces quelques syllabes.

Elle allume une cigarette et prend le temps de se souvenir. Mathilde Wilcrau. Une grande et forte femme éclaboussée de cheveux noirs. La première fois qu’elle a contemplé son sourire trop rouge, une image lui est venue à l’esprit : ces tiges de coquelicots qu’elle brûlait pour préserver leur couleur.

La comparaison revêt tout son sens aujourd’hui, alors qu’elle a retrouvé la mémoire de ses origines. Les paysages de sable n’appartenaient pas aux landes françaises, comme elle le croyait, mais aux déserts d’Anatolie. Les coquelicots étaient des pavots sauvages – l’ombre de l’opium, déjà... Sema éprouvait un frémissement, une excitation mêlée de crainte en brûlant les tiges. Elle sentait un lien secret, inexplicable, entre la flamme noire et l’éclosion colorée des pétales.

Le même mystère scintille chez Mathilde Wilcrau.

Une région brûlée en elle renforce le rouge absolu de son sourire.

Sema achève sa lettre. Elle hésite un instant : doit-elle écrire ce qu’elle a appris à l’hôpital quelques heures plus tôt ? Non. Cela ne regarde qu’elle-même. Elle signe et glisse la feuille dans l’enveloppe.

4 heures s’affichent sur le radio-réveil de la chambre.

Elle réfléchit une dernière fois à son plan. « Tu peux pas revenir les mains vides... », a dit Kürsat. Ni les éditions du Monde ni les journaux télévisés n’ont mentionné la drogue éparpillée dans la crypte. Il existe donc une forte probabilité pour que Azer Akarsa et Ismaïl Kudseyi ignorent que l’héroïne est perdue. Sema possède, virtuellement, un objet de négociation...

Elle dépose l’enveloppe devant la porte puis gagne la salle de bains.

Elle laisse couler un filet d’eau dans le lavabo et attrape le paquet cartonné, acheté tout à l’heure dans une droguerie de Beylerbeyi.

Elle verse le pigment dans l’évier et contemple les méandres rougeâtres qui s’étiolent, se figent dans l’eau en boue brune.

Durant quelques instants, elle s’observe dans le miroir. Visage fracassé, os broyés et peau couturée : sous la beauté apparente, un mensonge de plus...

Elle sourit à son reflet et murmure :

— Il n’y a plus le choix.

Puis plonge avec précaution son index droit dans le henné.

72

Cinq heures.

La gare d’Haydarpasa.

Un point de départ et d’arrivée à la fois ferroviaire et maritime. Tout est exactement comme dans son souvenir. Le bâtiment central, un U cerné par deux tours massives, ouvert sur le détroit comme une accolade, une invite face à la mer. Puis, tout autour, les digues. Dessinant des axes de pierre, creusant entre elles un labyrinthe d’eau. Sur la deuxième, au bout de la jetée, un phare se dresse. Une tour isolée, comme posée sur les canaux.

A cette heure, tout est sombre, froid, éteint. Seule une lumière palpite faiblement dans la gare, à travers ses vitres embuées une lueur rousse, hésitante.

Le kiosque de « l’iskele » – l’embarcadère – brille lui aussi, se réfléchissant dans l’eau en une tache bleu mordoré, plus faible encore, presque violette.

Epaules hautes, col relevé, Sema longe l’édifice puis remonte la berge. Ce spectacle sinistre lui convient : elle comptait sur ce désert inerte, silencieux, engourdi de givre. Elle se dirige vers l’embarcadère des bateaux de plaisance. Les câbles et les voiles la suivent de près, dans un cliquetis incessant.

Sema scrute chaque barque, chaque esquif. Enfin, elle repère une embarcation dont le propriétaire dort, en chien de fusil, enfoui sous une bâche. Elle le réveille et négocie aussitôt. Hagard, l’homme accepte la somme proposée : une fortune. Elle lui assure qu’elle ne s’éloignera pas au-delà de la seconde digue, qu’il ne quittera jamais son bateau des yeux. Le marin accepte, démarre le moteur sans un mot puis met pied à terre.