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— A Istanbul, j’achète des pâtes d’amandes enrobées de cacao. La spécialité d’un confiseur, à Beyoglu. A Paris, j’ai trouvé les Jikola...

Il pose le sachet avec délicatesse sur la structure de ferraille. Feinte ou réelle, sa décontraction est impressionnante. Le phare s’emplit lentement de plomb bleu. Le jour est en train de se lever, alors que le pivot, dans les hauteurs de la tour, ne cesse de gémir.

— Sans ces chocolats, ajoute-t-il, je ne t’aurais jamais retrouvée.

— Tu ne m’as pas retrouvée.

Sourire. Il glisse à nouveau sa main sous sa veste. Sema braque son arme. Azer ralentit son geste puis sort une photographie en noir et blanc. Un simple instantané : un groupe sur un campus.

— L’université de Bogazici, avril 1993, commente-t-il. La seule photo qui existe de toi. De ton ancien visage, je veux dire...

Tout à coup, entre ses doigts apparaît un briquet. La flamme écorche l’obscurité, puis mord lentement le papier glacé, dégageant une forte odeur chimique.

— Rares sont ceux qui peuvent se vanter de t’avoir rencontrée après cette période, Sema. Sans compter que tu ne cessais de changer de nom, d’apparence, de pays...

Il tient toujours le cliché crépitant entre ses doigts. Des flammes d’un rose étincelant ruissellent sur ses traits. Elle croit voir passer une de ses hallucinations. Peut-être le début d’une crise... Mais non : le visage du tueur boit simplement le feu.

— Un mystère complet, reprend-il. D’une certaine façon, c’est ce qui a coûté la vie aux trois autres femmes. (Il contemple la flambée entre ses doigts.) Elles se sont tordues sous la douleur Longtemps. Très longtemps...

Il lâche enfin le tirage, qui tombe dans une flaque d’eau :

— J’aurais dû penser à l’intervention chirurgicale. C’était dans ta logique. L’ultime métamorphose...

Il fixe la flaque noire, encore fumante :

— Nous sommes les meilleurs, Sema. Chacun dans notre domaine. Qu’est-ce que tu proposes ?

Elle devine que l’homme ne la considère pas comme une ennemie, mais comme une rivale. Mieux : comme un double. Cette chasse était beaucoup plus qu’un simple contrat. Un défi intime. Une traversée du miroir... Sur une impulsion, elle le provoque :

— Nous ne sommes que des instruments, des jouets entre les mains des babas.

Azer fronce les sourcils. Son visage se contracte.

— C’est le contraire, souffle-t-il. Je les utilise pour servir notre Cause. Leur argent ne...

— Nous sommes leurs esclaves.

Une nuance d’irritation perce dans sa voix :

— Qu’est-ce que tu cherches ? (Il hurle d’un coup, balançant les chocolats à terre.) Qu’est-ce que tu proposes ?

— A toi, rien. Je ne parlerai qu’à Dieu en personne.

DOUZE

73

Ismaïl Kudseyi se tenait, sous la pluie, dans le parc de sa propriété de Yeniköy.

Au bord de la terrasse, debout parmi les roseaux, il gardait les yeux fixés sur le fleuve.

La rive asiatique se détachait, très loin, à la manière d’un mince ruban que l’averse effrangeait. Elle était située à plus de mille mètres et aucun bateau n’était en vue. Le vieil homme se sentait en sécurité, hors d’atteinte d’un tireur isolé.

Après l’appel d’Azer, il avait éprouvé le désir de venir ici. De plonger sa main dans ces replis d’argent, d’enduire ses doigts d’écume verte. Un besoin impérieux, presque physique.

Appuyé sur sa canne, il suivit le parapet et descendit avec précaution les marches qui plongeaient droit dans les eaux. L’odeur marine l’assaillit, les embruns le trempèrent d’un coup. Le fleuve était en pleine révolution mais, quelle que fût l’agitation du Bosphore, il ménageait toujours au bas des pierres des caches secrètes, des ciselures d’herbes où des vaguelettes venaient s’enrouler d’arcs-en-ciel.

Aujourd’hui encore, à soixante-quatorze ans, Kudseyi revenait là, lorsqu’il avait besoin de réfléchir. C’était le lit de ses origines. Il y avait appris à nager. Il y avait péché ses premiers poissons. Perdu ses premiers ballons, chiffons noués qui déroulaient leurs bandelettes au contact de l’eau comme les pansements d’une enfance jamais refermée...

Le vieillard consulta sa montre : 9 heures. Que faisaient-ils ?

Il remonta l’escalier et contempla son royaume : les jardins de sa propriété. Le long mur de clôture, rouge cramoisi, qui isolait totalement le parc du trafic extérieur, les forêts de bambous penchés comme des plumes, douceur qui s’ébouriffait au moindre souffle, les lions de pierre, aux ailes repliées, qui s’alanguissaient sur les marches du palais, les bassins circulaires, sillonnés de cygnes...

Il allait se mettre à l’abri quand il perçut le bourdonnement d’un moteur. A travers l’averse, c’était plus une vibration sous sa peau qu’un véritable bruit. Il tourna la tête et aperçut le bateau qui montait à l’assaut de chaque vague, puis s’abaissait en une secousse, creusant derrière lui deux ailes d’écume.

Azer pilotait, serré dans sa veste boutonnée jusqu’au col. A ses côtés, Sema paraissait minuscule, enfouie dans les plis virevoltants de son ciré. Il savait qu’elle avait changé de visage. Mais, même à cette distance, il reconnaissait son maintien. Ce petit air bravache qu’il avait remarqué, vingt ans plus tôt, parmi des centaines d’autres enfants.

Azer et Sema.

Le tueur et la voleuse.

Ses seuls enfants.

Ses seuls ennemis.

74

Lorsqu’il se mit en marche, les jardins s’animèrent.

Un premier garde du corps se détacha d’un bosquet. Un deuxième apparut derrière un tilleul. Deux autres se matérialisèrent sur le chemin de gravier. Tous équipés de MP-7, une arme de défense rapprochée chargée de cartouches subsoniques capables de percer des protections de titane ou de Kevlar, à cinquante mètres. C’était du moins ce que lui avait assuré son armurier. Mais tout cela avait-il le moindre sens ? A son âge, les ennemis qu’il redoutait ne voyageaient pas à la vitesse du son et ne perçaient pas le polycarbone : ils étaient à l’intérieur de lui-même, se livrant à un patient travail de destruction.

Il suivit l’allée. Les hommes l’encadrèrent aussitôt, formant un quinconce humain. Il évoluait désormais ainsi. Son existence était un joyau préservé, mais le joyau n’avait plus aucun éclat. Il déambulait à la manière d’un emmuré vivant, ne dépassant jamais l’enceinte des jardins, entouré exclusivement d’hommes.

Il se dirigea vers le palais – un des derniers yalis de Yeniköy. Une demeure d’été, construite en bois, à fleur d’eau, sur des pilotis goudronnés. Un palais tout en hauteur, rehaussé de tourelles, qui possédait un hiératisme de citadelle, mais aussi une nonchalance, une simplicité de cabane de pêcheur.

Les bardeaux du toit, retroussés par l’usure, diffusaient des reflets vifs, aussi vibrants que ceux d’un miroir. Les façades, au contraire, absorbaient la lumière, renvoyant des éclats ternes, mais d’une infinie douceur. Il régnait autour de cet édifice une atmosphère de transit, de ponton, d’embarcadère ; l’air marin, le bois usé, les clapotis évoquaient pour le vieil homme un lieu de départ, de villégiature.