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Pourtant, lorsqu’il s’approchait et discernait les détails orientaux de la façade, les treillis des terrasses, les soleils des balcons, les étoiles et croissants des fenêtres, il comprenait que ce palais sophistiqué était tout le contraire : bâtiment ouvragé, bien ancré, définitif. Le tombeau qu’il s’était choisi. Une sépulture de bois à la rumeur de coquillage où l’on pouvait regarder venir la mort, en écoutant le fleuve...

Dans le vestibule, Ismaïl Kudseyi ôta son ciré et ses bottes. Puis il enfila des chaussons de feutre, une veste de soie indienne, et prit le temps de se contempler dans un miroir.

Son visage était son seul sujet d’orgueil.

Le temps avait produit ses inévitables ravages mais l’ossature, sous la peau, avait tenu bon. Elle était même montée au créneau, tendant la chair, aiguisant les traits. Plus que jamais, il conservait un profil de cerf, avec ces mâchoires accusées, et cette perpétuelle moue dédaigneuse au bout des lèvres.

Il sortit un peigne de sa poche et se coiffa. Il lissa lentement ses mèches grises, mais s’arrêta soudain, comprenant la signification de ce geste : il soignait son allure – pour Eux. Parce qu’il redoutait de les rencontrer. Parce qu’il avait peur d’affronter le sens profond de toutes ces années...

Après le coup d’État de 1980, il avait dû partir en exil en Allemagne. Lorsqu’il était revenu, en 1983, la situation s’était apaisée en Turquie mais la plupart de ses frères d’armes, les autres Loups Gris, étaient emprisonnés. Isolé, Ismaïl Kudseyi avait refusé d’abandonner la Cause. Au contraire, il avait décidé de rouvrir, dans le plus grand secret, les camps d’entraînement et de fonder sa propre armée. Il allait donner naissance à de nouveaux Loups Gris. Mieux : il allait former des Loups supérieurs, qui serviraient à la fois ses idéaux politiques et ses intérêts criminels.

Il était parti sur les routes d’Anatolie pour choisir, personnellement, les pupilles de sa fondation. Il avait organisé les camps, observé les adolescents à l’entraînement, constitué des fiches pour sélectionner parmi eux un groupe d’élite. Très vite, il s’était pris au jeu. Alors même qu’il était en train de s’imposer sur le marché de l’opium, exploitant la place laissée libre par l’Iran en pleine révolution, le « baba » se passionnait avant tout pour la formation de ces enfants.

Il sentait naître en lui une complicité viscérale avec ces petits paysans qui lui rappelaient le gamin des rues qu’il avait été jadis. Il préférait leur compagnie à celle de ses propres enfants – ceux qu’il avait eus sur le tard, avec la fille d’un ancien ministre, et qui suivaient maintenant des études à Oxford et à l’université libre de Berlin –, des héritiers favorisés devenus pour lui des étrangers.

De retour de ses voyages, il s’isolait dans son yali et étudiait chaque dossier, chaque profil. Il traquait les talents, les dons, mais aussi une certaine volonté de s’élever, de s’arracher à la pierre... Il cherchait les profils les plus prometteurs – ceux qu’il soutiendrait grâce à des bourses, puis intégrait dans son propre clan.

Sa quête devint peu à peu une maladie – une monomanie. L’alibi de la cause nationaliste ne suffisait plus à masquer ses propres ambitions. Ce qui l’exaltait, c’était de façonner à distance des êtres humains. De manipuler, tel un démiurge invisible, des destins...

Bientôt, deux noms l’intéressèrent en particulier.

Un garçon et une fille.

Deux promesses à l’état pur.

Azer Akarsa, originaire d’un village situé près du site antique de Nemrut Dağ, démontrait des dons singuliers. A seize ans, il était à la fois un combattant acharné et un brillant étudiant. Mais surtout, il manifestait une vraie passion pour l’ancienne Turquie et les convictions nationalistes. Il s’était inscrit au foyer clandestin d’Adiyaman et porté volontaire pour une formation commando. Il projetait déjà de s’enrôler dans l’armée, afin de se battre sur le front kurde.

Pourtant, Azer souffrait d’un handicap : il était diabétique. Kudseyi avait décidé que ce point faible ne l’empêcherait pas d’accomplir son destin de Loup. Il s’était promis de lui offrir toujours les meilleurs soins.

L’autre dossier concernait Sema Hunsen, quatorze ans. Née dans les caillasses de Gaziantep, elle avait réussi à intégrer un collège et à obtenir une bourse d’Etat. En apparence, c’était une jeune Turque intelligente, souhaitant rompre avec ses origines. Mais elle ne voulait pas seulement changer son destin, elle voulait aussi changer son pays. Au foyer des Idéalistes de Gaziantep, Sema était la seule femme de l’unité. Elle avait postulé pour un stage dans le camp de Kayseri, afin de suivre un autre gamin de son village, Kürsat Milihit.

D’emblée, il avait été attiré par cette adolescente. Il aimait cette volonté farouche, ce désir de dépasser sa condition. Physiquement, c’était une jeune fille rousse, plutôt boulotte, à l’allure paysanne. Rien en elle ne laissait deviner ses dons, ni sa passion politique. Hormis son regard, qu’elle vous lançait à la figure comme une pierre.

Ismaïl Kudseyi le savait : Azer et Sema seraient bien plus que de simples boursiers – des soldats anonymes de la cause d’extrême droite ou de son réseau criminel. Ils seraient, l’un et l’autre, ses protégés. Ses enfants adoptifs. Mais eux n’en sauraient rien. Il les aiderait à distance, dans l’ombre.

Les années avaient passé. Les deux élus avaient tenu leurs promesses. Azer, à vingt-deux ans, avait obtenu une maîtrise de physique et de chimie à l’université d’Istanbul puis, deux années plus tard, un diplôme de commerce international à Munich. Sema, dix-sept ans, avait quitté le lycée Galatasaray avec les honneurs et intégré la faculté anglaise d’Istanbul – elle maîtrisait alors quatre langues : le turc, le français, l’anglais et l’allemand.

Les deux étudiants étaient restés des militants politiques, des « baskans » qui auraient pu commander des foyers de quartier, mais Kudseyi ne souhaitait pas bousculer les choses. Il avait des projets plus ambitieux pour ses créatures. Des projets qui concernaient directement son narco-empire...

Il voulait aussi élucider certaines zones d’ombre. Le comportement d’Azer trahissait des failles dangereuses. En 1986, alors qu’il était encore au lycée français, il avait défiguré un autre élève au cours d’une bagarre. Les blessures étaient graves et révélaient, non pas la colère, mais une détermination, un calme effrayants. Kudseyi avait dû user de toute son influence pour que le lycéen ne soit pas arrêté.

Deux ans plus tard, à la faculté des sciences, Azer avait été surpris à dépecer des souris vivantes. Des étudiantes s’étaient plaintes aussi des obscénités qu’il leur adressait. Elles avaient retrouvé ensuite, dans leurs vestiaires de la piscine, des cadavres éviscérés de chats, roulés parmi leurs sous-vêtements.

Kudseyi était intrigué par les pulsions criminelles d’Azer qu’il imaginait déjà pouvoir utiliser. Mais il ignorait encore leur véritable nature. Un hasard médical l’éclaircit complètement. Etudiant à Munich, Azer Akarsa avait été hospitalisé pour une crise de diabète. Les médecins allemands avaient préconisé un traitement original : des séances dans un caisson à haute pression pour mieux distiller l’oxygène dans son organisme.