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— Moi, une sans-cœur ! Nicolas ne beut pas dire cela.

— Alors, parle, Catherine. Songe que je n’ai pas dormi depuis plusieurs jours.

— Bas dormi ! Mais, mon betit, il ne faut pas. Voilà, il y a eu une grande querelle entre Bonsieur et Badame jeudi dernier au sujet de Bonsieur Descart, le cousin de Batame. Bonsieur l’accusait d’être coquette avec lui.

— Avec ce dévot hypocrite ?

— Tout juste.

Pensif, Nicolas rejoignit sa chambre. Tout en défaisant son bagage, il réfléchissait aux propos de Catherine. Certes, il connaissait maître Descart, le cousin de Louise Lardin. C’était un grand type efflanqué qui faisait toujours penser Nicolas aux échassiers des marais de Guérande. Il n’aimait pas son profil fuyant, encore accentué par l’absence de menton et par un nez osseux et busqué. Il se sentait mal à l’aise en sa présence : avec son ton prédicant, sa manie des citations obscures tirées des Écritures et ses hochements de tête entendus, le personnage l’agaçait. Comment la belle Mme Lardin pouvait-elle s’en laisser conter par un Descart ? Il s’en voulut de ne pas s’inquiéter davantage du sort de Lardin et, sur ce, il s’endormit.

Lundi 5 février 1761

De bon matin, il quitta une maison assoupie où seule Catherine, morose et silencieuse, rallumait son potager. De toute évidence, le commissaire n’était pas rentré. Nicolas gagna le Châtelet par des rues que le désordre, comme une marée qui se retire, avait jonchées des débris de la tête. Il vit même, sous une porte cochère, un pierrot au costume souillé qui ronflait au milieu des ordures. Dès son arrivée, il prit le temps d’adresser deux billets, l’un au père Grégoire et l’autre à son ami Pigneau pour les informer de la mort du chanoine et de son retour. Alors qu’il portait ses billets à la poste, le petit Savoyard habituel apparut avec un message de M. de Sartine lui demandant de venir, toutes affaires cessantes, le rejoindre rue Neuve-Saint-Augustin.

Nicolas fut témoin d’un curieux spectacle lorsqu’il pénétra dans le bureau du lieutenant général de police. Assis dans un fauteuil, l’homme le plus grave de France paraissait plongé dans une méditation qui crispait son front. Il croisait et décroisait sans cesse les jambes et hochait vigoureusement la tête au grand désespoir d’un garçon coiffeur qui tentait de disposer ses cheveux en boucles ordonnées. Deux valets ouvraient des boîtes oblongues et en sortaient, avec précaution, différents types de perruques qu’ils essayaient, l’une après l’autre, sur un mannequin, revêtu d’une robe de chambre écarlate. Nul n’ignorait, dans Paris, que M. de Sartine avait une marotte : il collectionnait avec passion les perruques. Une manie aussi innocente pouvait être tolérée chez un homme à qui on n’attribuait aucune autre faiblesse. Mais ce matin-là, il ne paraissait pas satisfait par la présentation et grommelait dangereusement.

Le garçon coiffeur, après lui avoir protégé le visage d’un écran, lui poudrait la tête d’abondance, et Nicolas ne put s’empêcher de sourire au spectacle de son chef environné d’un nuage blanchâtre.

— Monsieur, je suis bien aise de vous voir, dit Sartine. Ce n’est pas trop tôt. Comment va le marquis ?

Nicolas se garda de répondre, comme il était accoutumé de le faire. Mais, pour une fois, Sartine appuya sa question.

— Comment va-t-il ?

Il dévisageait intensément Nicolas. Le jeune homme se demanda si Sartine, toujours bien informé, ne savait pas déjà tout ce qui s’était passé à Guérande. Il décida de rester dans le vague.

— Bien, monsieur.

— Laissez-nous, fit Sartine, congédiant d’un geste les serviteurs qui l’entouraient.

Il s’appuya contre son bureau, posture qui lui était familière et, exceptionnellement, invita Nicolas à s’asseoir.

— Monsieur, commença-t-il, je vous observe depuis quinze mois et j’ai toute raison d’être satisfait de vous. N’en tirez aucune gloire, vous savez peu de chose. Mais vous êtes discret, réfléchi et exact, ce qui est essentiel dans notre métier. Je vais aller droit au but. Lardin a disparu. J’ignore ce qu’il en est exactement et j’ai quelques raisons de m’interroger. Je l’ai, vous le savez, commis, sous ma seule autorité, à des affaires particulières desquelles il ne doit de rapport qu’à moi-même. Sur votre tête, monsieur, conservez devers vous ce que je vous confie. Lardin, en tout cela, use d’une grande liberté. D’une trop grande liberté, peut-être. D’autre part, vous êtes trop observateur pour ne point avoir remarqué que je m’interroge quelquefois sur sa fidélité, n’est-ce pas ?

Nicolas opina prudemment.

— Il est sur deux affaires, poursuivit Sartine, l’une particulièrement délicate, car elle engage la réputation de mes gens. Berryer, mon prédécesseur, m’a transmis le mistigri à son départ des affaires. Je m’en serais bien passé. Sachez, monsieur, que mon chef du Département des jeux, rouage essentiel de la police, le commissaire Camusot, est soupçonné, depuis des années, de protéger des officines clandestines. En tire-t-il profit ? Chacun sait que la frontière entre l’utilisation nécessaire des mouchards et des compromissions condamnables est bien étroite. Camusot a une âme damnée, un certain Mauval. Ce personnage est dangereux. Méfiez-vous-en. Il sert d’intermédiaire pour organiser des parties truquées avec des provocateurs. De là, descentes de police et saisies. Et vous savez que les confiscations, suivant les ordonnances...

Il fit un signe de tète interrogateur.

— Une partie des sommes confisquées revient aux officiers de police, dit Nicolas.

— Voilà bien le bon élève de M. de Noblecourt ! Compliments. Lardin travaillait également sur une autre affaire dont je ne peux vous parler. Qu’il vous suffise de le savoir et de vous souvenir qu’elle nous dépasse. Vous ne me paraissez pas, outre mesure, surpris de mes propos. Pourquoi dois-je vous parler ainsi ?

Il ouvrit sa tabatière, puis la referma sèchement, sans priser.

— En fait, reprit-il, je suis entraîné par la nécessité et dois avouer que, dans cette occurrence, il me faut sortir des sentiers battus. Voici une commission extraordinaire qui vous donnera tout pouvoir pour enquêter et requérir l’aide des autorités. Je préviendrai de cela le lieutenant criminel et le lieutenant du guet. Quant aux commissaires des quartiers, vous les connaissez déjà tous. Prenez les formes, cependant, tout en restant ferme avec eux, sans rompre en visière. N’oubliez pas que vous me représentez. Élucidez-moi ce mystère, car il y a apparence qu’il en ait un. Mettez-vous à la tâche immédiatement. Commencez par les rapports de nuit, qui sont souvent fort éloquents. Il faudra savoir les rapprocher, joindre les parties cohérentes et tenter de faire cohérer les parties disparates.

Il tendit à Nicolas le document déjà signé.

— Ce sésame, monsieur, vous ouvrira toutes les portes y compris celles des geôles. N’en abusez pas. Avez-vous quelque demande à me soumettre ?

D’une voix calme, Nicolas s’adressa au lieutenant général.

— Monsieur, j’ai deux requêtes...

— Deux ? Vous voilà bien hardi, soudain !

— Premièrement, je souhaiterais pouvoir disposer de l’inspecteur Bourdeau pour me seconder dans ma tâche...