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— L’autorité vous vient au grand galop. Mais j’approuve votre choix. Il est essentiel de savoir juger des hommes et des caractères, et Bourdeau m’agrée. Et encore ?

— J’ai appris, monsieur, que les informations ne sont pas marchandises gratuites...

— Vous avez parfaitement raison et j’aurais dû y songer avant vous.

Sartine se dirigea vers l’angle de la pièce et ouvrit la porte d’une armoire-coffre. Il en sortit un rouleau de vingt louis qu’il tendit à Nicolas.

— Vous me rendrez compte exactement et fidèlement de tout ce que vous entreprendrez et tiendrez les comptes de cet argent. S’il vient à manquer, demandez. Allez, il n’est que temps. Faites au mieux et retrouvez-moi Lardin.

Décidément, M. de Sartine surprendrait toujours Nicolas ! Il sortit de son cabinet tellement ému que, si le poids du rouleau d’or n’avait pas autant tiré sur la poche de son habit, il se serait pincé pour vérifier que tout cela n’était pas un songe. La joie d’avoir été distingué et chargé d’une mission importante le cédait pourtant devant une sourde angoisse. Serait-il à la hauteur de la confiance mise en lui ? Il pressentait déjà les obstacles qui ne manqueraient pas de s’accumuler sur sa route. Son âge, son inexpérience et les chausse-trapes que susciterait immanquablement une faveur aussi déclarée compliqueraient encore sa tâche. Et pourtant, il se sentit prêt à affronter cette nouvelle épreuve. Il la comparait à celle des chevaliers dont les aventures emplissaient les ouvrages de la bibliothèque du château de Ranreuil.

Cette idée le ramena vers Guérande ; la douleur était toujours là avec les visages de son tuteur, du marquis et d’Isabelle... Il lut la commission que Sartine lui avait remise.

Nous vous mandons que le porteur du présent ordre, M. Nicolas Le Floch, est, pour le bien de l’État, placé en mission extraordinaire et nous représentera dans tout ce qu’il fera et jugera bon d’ordonner, en exécution des instructions que nous lui avons données. Mandons aussi à tous les représentants de la police, et du guet de la prévôté et vicomté de Paris de lui apporter aide et assistance en toutes occasions, à quoi sommes assuré que vous ne ferez faute.

Cette lecture emplit Nicolas de fierté et il se sentit investi d’une autorité nouvelle. Il perçut tout d’un coup ce qu’était le « service du roi » et sa grandeur.

Assuré d’être le modeste instrument d’une œuvre qui le dépassait, il rejoignit le bureau de l’Hôtel de police où étaient centralisés les rapports des commissaires et des rondes du guet. Il verrait Bourdeau plus tard et voulait se mettre sans attendre à son travail de recherche, comme Sartine le lui avait ordonné.

Nicolas était connu des commis ; il fut donc reçu sans questions intempestives. On lui communiqua les derniers rapports de nuit, et il se plongea dans la lecture répétitive des petits événements qui émaillaient les nuits et les jours de la capitale, dans cette période agitée du carnaval. Rien n’attira son attention. Il se pencha avec plus d’intérêt encore sur les copies des registres de la Basse-Geôle[2] qui dénombraient les trouvailles macabres rejetées par la Seine, un filet tendu en aval de Paris permettait de retenir les corps flottants, dérivant dans les eaux du fleuve. Là, non plus, la morne répétition des mentions ne lui fournit aucun indice.

Un cadavre masculin, que l’on nous a dit s’appeler Pacaud, a été suffoqué par les eaux.

Un cadavre masculin d’environ vingt-cinq ans, sans plaie ni contusion, mais portant, les signes d’une suffocation par les eaux.

Un cadavre masculin d’environ quarante ans, sans plaie ni contusion, mais aux signes que nous avons vus estimons que ledit particulier est mort d’apoplexie terreuse.

Un corps d’enfant sans tête, que nous estimons avoir servi aux démonstrations anatomiques et avoir séjourné sous les eaux.

Nicolas repoussa le registre et mesura l’ampleur de la tâche qu’on lui avait confiée. Il retombait dans le doute. Se pouvait-il que M. de Sartine se fût moque de lui ? Peut-être ne souhaitait-il pas qu’on retrouvât Lardin ? Confier une telle enquête à un débutant était peut-être une façon de l’enterrer. Il écarta ces mauvaises pensées et décida de se rendre au Châtelet, afin d’y visiter la Basse-Geôle et de se concerter avec l’inspecteur Bourdeau.

Les recherches de l’inspecteur avaient été tout aussi infructueuses que les siennes. Nicolas ne savait comment faire part à l’inspecteur des décisions de M. de Sartine. Il trouva plus simple de lui tendre, sans un mot, les ordres du lieutenant général de police. Bourdeau, en ayant pris connaissance, releva la tête et, considérant le jeune homme avec un bon sourire, dit seulement :

— Cela s’appelle une nouvelle. J’ai toujours su que vous iriez vite et loin. Je suis heureux pour vous, monsieur.

Il y avait du respect dans son ton et Nicolas, touché, lui serra la main.

— Cependant, reprit Bourdeau, vous n’êtes pas au bout de vos peines. Il ne faut pas sous-estimer la difficulté. Mais vous avez pleins pouvoirs et, si je puis vous aider, n’hésitez pas à faire fond sur moi.

— Précisément, M. de Sartine m’a autorisé à disposer d’une aide. À vrai dire, j’ai sollicité quelqu’un pour me seconder. J’ai proposé un nom. En fait, le vôtre. Mais je suis très jeune et inexpérimenté et je comprendrais fort bien que vous me refusiez.

Bourdeau était rose d’émotion.

— N’ayez aucun scrupule. Nous sommes hors des règles. Je vous observe depuis que vous nous avez rejoints, et la valeur n’attend pas... Je suis flatté que vous ayez pensé à moi et il me plaît de travailler sous votre autorité.

Ils demeurèrent un moment silencieux, et ce fut Bourdeau qui continua :

— Tout cela est fort bon, mais le temps presse. J’ai déjà parlé au commissaire Camusot. Il n’a pas vu Lardin depuis trois semaines. M. le lieutenant général vous en a-t-il parlé ?

Nicolas se dit, à part lui, que M. de Sartine se faisait des illusions sur le secret des enquêtes et ne répondit pas à la question de l’inspecteur.

— Je voudrais visiter la morgue. Non que j’aie trouvé quelque chose dans les rapports, mais il faut ne rien négliger.

Bourdeau tendit sa tabatière ouverte à Nicolas qui, pour le coup, en usa largement. Il était dans les habitudes bien ancrées du Châtelet de respecter cette petite cérémonie avant d’affronter les puanteurs de la Basse-Geôle. Nicolas connaissait bien ce lieu sinistre pour y avoir accompagné Lardin. C’était une cave hideuse, un réduit infâme, éclairé par une moitié de fenêtre. Un grillage et une rampe séparaient les corps en décomposition du public autorisé à les examiner. Pour éviter une trop rapide destruction des corps, du sel était jeté, à intervalles réguliers, sur les plus décomposés. Ici étaient reconnus ou rejetés dans l’anonymat — les cadavres rendus par la Seine ou découverts sur la voie publique.

L’heure des visites n’avait pas encore sonné et pourtant un homme était déjà là, dans un angle sombre du caveau. Il considérait avec attention les pauvres restes allongés sur des dalles de pierre parmi lesquels Nicolas reconnut avec saisissement ceux qui avaient été décrits dans les rapports. Mais il y avait une grande différence entre la froideur des registres et la réalité sordide. Il n’avait pas pris garde à cette ombre silencieuse, et ce fut Bourdeau qui lui désigna cette présence insolite par un léger coup de coude et un clin d’œil. Nicolas se dirigea vers l’inconnu.

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2

On nommait ainsi la morgue située dans les sous-sols du Châtelet.